LIVRE : Le Moulin de Pologne de Jean Giono - 1952
Je sens d'ici le sourire nostalgique de mon camarade Shang, en souvenir de ce livre qui animât nos années folles et estudiantines. Le combat était rude à l'époque, pour arriver à décider si Giono (que nous prononçions à l'italienne pour nous démarquer, D'Gionno) était un mauvais écrivain ou un écrivain illisible. On était resté dans l'expectative, comptant sur le temps pour nous mettre d'accord.
L'eau a coulé sous les ponts, me voilà aujourd'hui, tel que vous me voyez, grand amoureux de Giono devant l'éternité, prêt même à le classer dans les deux ou trois plus grands auteurs français du XXème. Y a que les imbéciles. Retour obligé donc sur ce Moulin de Pologne, livre étrange, assez à part dans la production du sieur : peu de descriptions de paysages, pratiquement pas de trace de ses comparaisons renversantes qui ont fait sa marque, une trame pleine de mystère et d'ellipses, une sorte d'ironie de chaque instant qui tranche avec ses grandes envolées humanistes habituelles. Le roman est difficile, Giono dissimulant soigneusement la plupart des informations qui pourraient nous éclairer sur les personnages : un narrateur sans biographie, des évènements qui arrivent sans origine précise, une manière de traiter la "psychologie" très originale, on est perdus dans cette histoire complexe. En fait, il ne se passe rien dans Le Moulin de Pologne, ou si peu : dans une petite ville, un homme mystérieux s'installe, puis épouse une jeune fille sur laquelle repose un destin effroyable depuis trois générations.
Le grand truc du roman, c'est que cette trame simplissime est vue au travers des yeux des habitants de la ville, engoncés dans leurs a-priori et leurs habitudes sociales ancestrales. Le moindre mot, le moindre geste du personnage principal, est disséqué pour en extraire les retombées sociales, politiques, morales sur cette communauté effrayante. Si drame il y a, il n'est que dans la tête des villageois, dans leur refus d'accepter "l'étranger" et ses façons de vivre personnelles. Du coup, le scénario devient extrêmement complexe, du fait même que le moindre détail est chargé de conséquences tragiques. Le narrateur, en premier lieu, a le goût de l'exagération et du romanesque ; il est le premier à sur-dramatiser les micro-évènements du récit, prenant peu à peu une place capitale dans l'histoire.
Giono fait la preuve que c'est l'écriture et elle seule qui fait l'importance de ce qui est raconté, non la trame. Et pour ce qui est de l'écriture, le gars sait faire : encore une fois, son style est éblouissant (même s'il est mieux tenu au début qu'à la fin du livre, un peu rapide). Il est toujours en porte-à-faux avec ce qu'on attend, brisant les rythmes, opposant très souvent le début d'une phrase avec sa fin. Le livre est résolument anti-conformiste, alors que le sujet est pourtant le conformisme dans toutes ses limites. Curieusement, on sent là-dessous une grande amertume, voire même une misanthropie qui étonne de la part de Giono. Mais le fait est que le gars est aussi à l'aise dans l'amour des hommes que dans leur critique, et ses sorties acides emportent facilement le morceau. Le roman est puissant, sachant ménager des moments de bravoure écrits au millimètre : une fête de carnaval qui tourne à la farce façon James Ensor, avec tous ces bourgeois satisfaits qui hurlent de rire face à la détresse d'une femme perdue ; l'épopée d'une famille minée par la fatalité ; ou la dernière nuit d'une folle courant dans l'obscurité. Un livre âpre et sans pitié, parenthèse d'une méchanceté totale dans l'oeuvre de l'écrivain de la nature, génialement monté et écrit : mes hommages à Mr L., prof de fac qui riait quand il se brûlait seulement, qui marchait en canard et sentait la poussière, mais qui nous a fait découvrir ce bouquin épatant.