Les Demoiselles de Rochefort de Jacques Demy - 1967
Immortel, bien sûr. Comment parler de ce film qui ne peut absolument pas se décrire par les mots, qui est un bonheur purement cinématographique, où chaque émotion ne naît que de la puissance de la mise en scène et de la musique, où chaque moment paraît magique, comme arraché à l'éphémère ? Fort de son succès, Demy se permet enfin le film qu'il a toujours voulu faire, et le moins qu'on puisse dire est qu'il réussit génialement toutes ses idées : Les Demoiselles de Rochefort est immense, et n'a rien à envier aux grandes comédies musicales américaines auxquelles il déclare un si grand amour.
Le projet est bluffant d'ampleur et d'ambition : le film suit la trace d'une bonne dizaine de personnages, tous touchants, tous merveilleusement esquissés dans leur petite vie mélancolique. J'avais d'ailleurs le souvenir d'un portrait des deux actrices Deneuve et Dorléac, alors que c'est beaucoup plus vaste que ça. Piccoli, Kelly, Darrieux, Perrin, Crémieux, Chakiris, sont tout aussi importants qu'elles, et Demy les regarde avec la même passion, jusqu'au petit Boubou qui a droit à son petit caractère. Le scénario trace entre tous ces personnages un réseau très complexe de relations : chacun est en lien avec les autres, même si leur chemin ne se croisent pas forcément. Un amour esquissé ici a droit à son prolongement ailleurs, un petit thème musical sera repris plus loin, pour dresser une fresque faussement modeste du destin dans toutes ses difficultés.
Moins désespéré sûrement que Les Parapluies de Cherbourg, ce film n'en est pas moins poignant et amer. Il remplace simplement la frontalité de l'émotion par un ton caustique et rageur étonnant dans ce genre de production. Certes, ça ne paye pas de mine, c'est coloré et délicieusement 60's ; les soeurs jumelles sont deux écervelées superficielles et agaçantes, craquantes comme de bien entendu, les forains sont des dragueurs du samedi soir assez fatalistes quant à leurs échecs amoureux, les scènes sont enlevées et sans conséquence : en surface, on croit à un film léger, ce qu'il est aussi. Mais comme dans son film précédent, Demy a des choses à dire sur la difficulté d'aimer, sur cette chienne de vie qui éloigne les êtres, sur ce salaud de destin qui empêche les gens de se rencontrer, sur le temps qui efface les émotions de jadis. Son grand génie, c'est de nous raconter cette trivialité de l'existence dans la superficialité de la comédie musicale pur jus, en chansons légères, en danses romantiques, en jeux de mots idiots. On noie dans les falbalas des soeurs Dorléac la douleur de la vie, ce qui rend le film encore plus touchant, encore plus passionnant. La somme de pudeur qu'il y a là-dedans est bouleversante, Demy semblant bien avoir trouvé le parfait équilibre entre la déprime évidente qui se dégage de cette histoire et la forme éblouissante de légèreté qu'il utilise.
Chaque scène tient du miracle, et on serait bien en peine de retirer quoi que ce soit à l'ensemble. La mise en scène est virtuose : mouvements de caméra insensé lors de la fameuse kermesse, profondeur de champ au taquet dans les scènes dansées, et surtout ces gros plans qu'on ne trouve que chez Demy, lors de champ/contre-champ qui multiplient les regards-caméra avec une audace incroyable, c'est un festival visuel où chaque idée est au service de la musicalité de l'ensemble. Le montage est lui aussi parfait, qui gère la montée de l'émotion en maître, tout en déployant sans en avoir l'air une histoire pleine de sous-trames et de détails. On est émerveillé comme un gosse devant la sincérité de ce style, toujours à deux doigts du ridicule sans jamais y tomber, toujours sublime sous des aspects presque ringards. Ma préférence va sans conteste à Mr Dame (Piccoli), tout petit personnage discret et hyper-sensible, ressassant son amour de jeunesse perdu, et filmé dans le beau paradis blanc qu'est son magasin de musique : la solitude et la tristesse dans toute leur profondeur. Mais il y a aussi l'idée géniale de faire revenir un Gene Kelly vieillissant : dès qu'il esquisse un pas, dès qu'il lance une note, c'est tout le grand cinéma américain qui est convoqué, et c'est magique (il a droit au plus beau plan du film, un travelling arrière où en quelques secondes il nous refait Un Américain à Paris et On the Town, avec une grâce qu'il n'a absolument pas perdue avec l'âge). Chaque morceau de musique est un tube, chaque idée un morceau d'anthologie. Et au milieu de ce cahier des charges astreignant, Demy garde une liberté totale, se permettant tout (il y a toute une séquence en alexandrins, par exemple : qui se permettrait ça aujourd'hui ?), se concentrant uniquement sur la meilleure manière de rendre compte de sa sensibilité bouleversante. Que dire de plus ? C'est la perfection faite film !
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