Ne vous Retournez pas (Don't Look now) (1973) de Nicolas Roeg
Bien belle découverte que ce film de Roeg que je ne connaissais point et dont je suis encore sous le charme. On est à la frontière entre le fantastique, le mysticisme et... la réalité dans ce film qui traite avec une intelligence rare du deuil, de la perte et des tourments psychologiques dans lesquels on s'enferre. Roeg joue sur la répétition des motifs (la couleur rouge, le bris de glace, l'eau, les signes religieux) et, à l'aide d'un montage percutant, brouille les pistes dans une Venise labyrinthique qui illustre, à la perfection, les troubles des deux personnages principaux. Donald Sutherland, affublé d'une perruque incroyable, et Julie Christie font preuve d'une réelle alchimie pour traduire les doutes mais aussi l'amour qui tente de subsister dans ce couple traumatisé.
Une séquence d'ouverture qui vous cloue sur votre siège : une petite fille qui se balade au bord d'un étang, qui joue avec un ballon rouge, un gamin qui fait du vélo, qui roule sur du verre, un couple paisible dans une grande maison, la femme sur le canapé, le mari qui se projette des diapos, les images s'enchaînent intelligemment comme si un objet en appelait un autre, l'atmosphère est comme glacée, le silence domine et le drame survient... Donald regarde de plus près la diapo d'une église sur laquelle du sang se répand, se précipite soudainement en direction de l'étang mais il est trop tard, sa petite fille en rouge s'est noyée... On retrouve notre couple à Venise ainsi que, plus tard, cette image (fondatrice, prédestinée?) de l'église : est-ce un rêve, n'est-ce qu'une "projection", entre-t-on dans l'esprit perturbé de notre couple ou assiste-t-on simplement aux affres du deuil, à chacun d'y voir ce qu'il désire y trouver...
Donald s'occupe donc de la restauration d'une église vénitienne accompagné de son épouse. Le couple semble essayer lui-même de se reconstruire après cet accident terrible. Au cours d'un repas dans un resto, Julie fait la connaissance de deux femmes dont l'une est aveugle et possède des pouvoirs de médium - je vous rassure, on n'est pas dans Stephen King (Daphne du Maurier, les fans du Hitch opinent). La médium voit l'image de leur petite fille et cette vision apaise notre Julie qui retrouve le sourire ; lorsqu'elle en fait part à son mari, ce dernier demeure dubitatif mais ne pousse pas plus loin la critique, constatant à quel point sa femme semble rassérenée. S'en suivra une scène d'amour d'anthologie (comme on en fait plus d'ailleurs), comme si le couple parvenait à se retrouver pour la première fois depuis le drame... On est loin, cependant, d'en avoir fini avec le souvenir de cet enfant perdu. Julie, malgré le sceptiscisme de Donald, retrouve la médium qui lui fait part cette fois-ci de ses craintes : cette dernière est persuadée que le Donald risque d'être victime d'un accident fatal... On plonge peu à peu dans une atmosphère de plus en plus étrange - un serial-killer qui rôde et dont on retrouve les victimes dans les eaux du canal, un Donald qui frôle la mort sur un échafaudage sous les yeux d'un prêtre inquiétant puis qui part à la recherche de sa femme alors que cette dernière est censée être repartie chez eux (il est persuadé de l'avoir vue sur un bateau en présence des deux femmes alors qu'elle a déjà pris l'avion...)... Est-ce que le mécanisme de la fatalité est à nouveau enclenché (encore et toujours ces multiples correspondances entre les différents motifs énoncés plus haut...), est-ce que le Donald ne s'est point enfermé, à son tour, dans un dangereux système de croyance, l'opacité de ces petites rues cachent en tout cas un dénouement sanglant...
On aurait presque envie de revoir le film dans la foulée pour prendre à nouveau plaisir à la construction complexe de ce récit où chaque image, chaque détail, est pensé, travaillé. Roeg réalise un petit chef-d'oeuvre dont certaines séquences ne peuvent que finir par nous hanter l'esprit. Si l'on se perd un peu parfois dans le dédale de ces petites rues, voire même dans le fil narratif, on plonge également, semble-t-il, de plus en plus profondément dans les états d'âme de ce couple qui a perdu tous ses repères, qui s'accroche désespérément à chaque espoir. Mais ils paraissent d'ores et déjà engagés dans un chemin de non retour... Bref, une oeuvre intense à l'esthétisme particulièrement soigné et avec une vraie intelligence dans le montage (de multiples pistes resteraient d'ailleurs à suivre). Un conseil, look it now - or as soon as possible, hum ! (Shang - 16/02/09)
Si vous voulez mon avis, il serait bon de suivre plus souvent les conseils du gars Shang. J'ai attendu plusieurs années pour suivre celui-ci, mais m'en voilà récompensé : oui, Don't Look Now est une petite merveille, autant dans la forme que dans le fond, et je dis ça en ayant conscience qu'il s'agit d'un film anglais. Je reviens deux minutes sur cette effarante scène d'ouverture, pour insister sur le fait qu'on a rarement vu montage aussi virtuose, Roeg jonglant dans un rythme effréné entre différents lieux et différents personnages, et finissant pourtant par trouver des correspondances entre eux : 4 personnages séparés et qui vont finir par fusionner dans la mort de l'un d'entre eux, le tout appuyé par des ralentis à se damner, un sens du cadre parfait, une esthétique à la Dario Argento (auquel on pense souvent tout au long du bazar), et un goût certain pour l'abstraction avec cette diapo qui se strie de rouge façon pop-art morbide. Après ces premières minutes, c'est bon, on est gagné à la cause de ce film qui pourra bien désormais nous emmener où il veut.
Roeg a bien conscience qu'il nous possède, et prend alors tout son temps pour nous emmener à son point central (le dénouement, bluffant) : le film ne raconte pratiquement rien, il ne s'y passe même pas grand-chose. C'est simplement la beauté du montage qui fait qu'on est inquiet, tendu, en attente. Roeg adore les inserts, et en sème partout, façon coup de fouet, pour éveiller notre attention sur tel ou tel détail... qui s'avèrera presque toujours une fausse piste. Sa façon de filmer les ruelles de Venise, encore hantées par les spectres de Visconti, est parlante elle aussi : complètement désertes, comme post-apocalyptiques, faisant entendre d'étranges échos (le travail sur le son est tout aussi précis que celui sur le montage), elles sont inquiétantes à mort, et les personnages ne cessent de s'y perdre, de se poursuivre sans pouvoir se retrouver. Avec eux, on est nous aussi happé par ce décor sans ciel, Roeg brouillant complètement les repères géographiques comme si on était dans un rêve, ou dans l'inconscient labyrinthique du héros. Le jeu de Sutherland, parfait, et son physique toujours étrange, ajoutent à l'envoûtement macabre de ce film, dont on ne sait pas pourquoi il nous inquiète, qui demeure insaisissable. On a peur, et on se rend compte qu'il n'y a aucune raison concrète à cela : tout ça grâce à la pure mise en scène. C'est génial. Une découverte tardive (pour moi) mais plus que nécessaire, un des meilleurs films fantastiques en tout cas. (Gols - 20/02/14)