Une Balle perdue (Obaltan) (1960) de Hyun-Mok Yoo
Quand les Coréens s'attaquent au néo-réalisme, juste à la sortie de la guerre (et oui, la leur, rappelez-vous vos cours de quatrième), voilà ce que cela donne : un film âpre où chaque personnage erre avant de toucher le fond, un portrait d'une misère quasi insoutenable dans cette Corée exsangue. Même s'il faut reconnaître que la version DVD (faite à partir de la seule copie qui reste de cette petite rareté) donne l'impression que le film date de 30 ans plus tôt, on plonge dans cet enfer coréen urbain corps et âme.
Deux frères et une soeur cohabitent dans une baraque toute pourrie avec leur mère qui passe ses journées vautrée sur un drap à hurler "Je veux sortir d'ici"... Elle donne, malheureusement ainsi, le la de ce film qui n'est point d'une gaieté folle. Le premier frère est un petit comptable qui gagne des clopinettes; son maigre salaire parvient guère à subvenir à ses deux gamins et à sa femme enceinte plus blanche qu'un fantôme. Il souffre pendant tout le film d'une rage de dents atroce mais il résiste pour ne pas aller à l'hôpital comme s'il finissait presque par se complaire dans sa souffrance. Son frère qui revient de la guerre ne trouve pas de taff et passe son temps à rien branler avec ses potes et à picoler. Il retrouve une très joulie infirmière qu'il a rencontrée pendant la guerre (scène sensuelle en diable quand elle allume sa clope sur la sienne, à quelques centimètres de son visage puis, la soirée suivante, lorsqu'ils tombent dans les bras l'un de l'autre); seulement cette histoire d'amour, cette petite étincelle de bonheur partagé, va po faire long feu, notre infirmière connaissant rapidement une fin tragique. A bout de souffle, notre gars décide de braquer une banque, comme pour tenter un dernier coup d'esbroufe avec une ancienne liaison, une femme devenue actrice, attirée uniquement par la thune. Ca finit pas super super c't'histoire. Enfin la gentille petite soeur passe ses soirées à se prostituer auprès de soldats ricains. Ce n'est pas une famille qui nage dans le bonheur, je voulais vous l'entendre dire.
Le constat est brutal : il n'y a, semble-t-il, guère d'échappatoire à cet enfer malgré une ultime tentative du petit comptable, totalement déboussolé c'est le mot, véritablement désespéré par cette société où l'honnêteté ne paie point - d'ailleurs, même si son frère, l'ex-soldat, semble, au final, prêt à tout pour s'en sortir, il refuse de faire l'acteur dans un film où on lui propose d'exhiber ses blessures : il s'interdit, avec une vraie dignité, de faire commerce de son traumatisme et de son corps mutilé (il a reçu deux balles dans le bide). La malhonnêteté ne paie pas plus, remarquez, et c'est bien ça le drame... Difficile de tenter de parler de la qualité des images - à l'aune de cette version, toute autant mutilée, qui nous reste - mais il faut reconnaître que Yoo possède un extraordinaire sens de la mise en scène : cette société qu'il nous montre est terriblement vivante et ses personnages possèdent tous une densité, une épaisseur, remarquables. Une vraie découverte que ce film rugueux, frontal, noir, qui recèle toutes les qualités pour faire date dans l'histoire du cinéma coréen. Des personnages qui errent comme des balles perdues mais un film qui méritait réellement de ne pas l'être.