Le Cheik blanc (Lo Sceicco bianco) de Federico Fellini - 1952
A cette époque des premiers films, Fellini était encore très versé dans la peinture sociale, et regardait ses contemporains avec une ironie tendre très jolie à voir. Le Cheik Blanc, c'est tout à fait ça : c'est caustique, très critique, avec déjà un bon vieux sarcasme vis-à-vis de la petite bourgeoisie, de la religion, de la famille, du mariage, et autres institutions... mais c'est aussi tellement tendre et juste qu'on pardonne au gamin Federico tous ses gros mots : ils sont dits avec tant de douceur.
Un brave provincial, looser dans l'âme, débarque avec sa jeune épouse à Rome : il veut présenter sa moitié à sa famille, et rencontrer le Pape qui bénira leur union. Mais la donzelle, petite chose mièvre et sentimentale, est abreuvée de romans-photos, et préfère s'évader pour rencontrer son héros de magazine, le Cheik Blanc. Elle rêve d'exotisme, de mousmées allanguies, et de romantisme de gare ; à la place elle va rencontrer un gros beauf (Alberto Sordi), et se cogner rudement contre la réalité. Le monde mis en place ici est un monde de bras-cassés : pas un seul personnage pour sauver l'autre dans cette farce grinçante qui renvoie tout le monde dos à dos, les cathos austères, les petits mecs sans envergure, les minables artistes populaires, les provinciaux béats et les Romains pure souche. Seules quelques putes et un cracheur de feu (apparition onirique de Masina dans le rôle, déjà, de Cabiria) apporteront un peu de chaleur dans ce monde de pantins grimaçants. La critique fait mal, très mal, et on sent Fellini aussi malheureux que jubilant de montrer la petitesse totale de l'esprit et de l'ambition humaine.
Mais cette rage de faire du mal ne cache pas un regard particulièrement tendre. Tout le Fellini des débuts est déjà dans Le Cheik blanc : il cogne, mais il est aussi profondément amoureux de ce petit peuple des villes si minable et si pitoyable. L'acteur principal (bouleversant petit Leopoldo Trieste, ridicule et grandiose) apporte une touche sublime à son personnage : cocu terrassé par la tristesse, il promène son désespoir dans les rues de Rome avec un air de chien battu qui donne les larmes aux yeux. Fellini en fait un vrai personnage de Comedia : ridicule et touchant à mort. Sa femme aussi, pauvre cloche attirée par les sunlights, est magnifique de candeur. La perte de son innocence se fera dans la douleur, tous ses idéaux nobles finissant dans une pauvre rivière où elle ne parvient même pas à se noyer faute de profondeur. Fellini regarde tout ça avec une bienveillance de chaque instant, et si le film se termine par une dernière insolence (le couple mal ressoudé qui rentre dans le rang des jeunes mariés béni par le Pape), le sentiment qui reste est l'amour des "perdants magnifiques".
C'est encore assez malhabile, c'est sûr, surtout dans le montage très heurté, et dans les quelques longueurs par-ci par-là. Fellini gère assez mal le moment-climax du film, la rencontre entre le Cheik et la jeune fille, et ses tentatives pour restituer la folie d'un tournage de roman-photo sont encore assez loin de ce qu'il réussira avec Intervista. Mais tant pis : c'est beau comme tout, et attendrissant juste comme il faut. En 1952, le Maestro fourbit déjà ses armes.