Tartuffe (Herr Tartüff) de Friedrich Wilhelm Murnau - 1926
Murnau ne faisant définitivement rien comme les autres, son adaptation du Tartuffe de Molière est forcément profondément personnelle. D'abord parce qu'il commence à l'époque contemporaine, et comme un Shakespeare : un grand-père est manipulé par sa bonne, qui le drague éhontément tout en lui faisant signer des documents notariaux en sa faveur. Le petit-fils, qui découvre le pot-aux-roses, va projeter au couple infernal un film, Tartuffe, censé ouvrir les yeux à son pépé sur l'hypocrisie de sa servante. On est plus du côté Hamlet que du côté Poquelin.
Cette longue introduction est parfaite, en ce qu'elle fait comprendre que Murnau, avec ce scénario, veut nous ouvrir les yeux sur la contemporanéité du récit : il y aurait des allusions au nazisme grimpant de l'apoque que ça ne m'étonnerait pas. Le fiston se sert de l'art et de l'adresse directe pour faire passer son message politique, que Murnau accompagne avec beaucoup de volonté. On a même droit à un discours prononcé face caméra par le personnage, dans la grande tradition de l'apparté théâtral classique, mais aussi dans une sorte de distanciation brechtienne du meilleur effet. Quelques intertitres viennent enfoncer le clou, notamment le dernier (en substance : "les hypocrites sont partout, et vous-même, est-ce que vous savez vraiment à côté de qui vous êtes assis ?", le message est clair). Toute en inquiétude, en jeux d'ombres troubles et en comédiens sur-grimés, cette première partie est renversante d'invention et de drôlerie amère. Il suffit d'un plan fugace sur une chaussure abandonnée sur le sol pour qu'on comprenne le degré de manipulation de la bonne sur le grand-père. C'est subtil en même temps que frontal.
Ensuite, donc, on a droit à la partie molièresque, en costumes classiques. C'est vrai que la trame de la pièce est un peu expédiée, mais allez montrer la beauté de la langue de Molière dans un film muet, vous. En 45 minutes, Murnau s'en sort très bien, s'appliquant à filmer tous les épisodes de la pièce avec un brio de chaque instant. On sent ce qui a pu intéresser Friedrich dans cette ambiance austère mise en place par le Grand Hypocrite. Sa rigueur esthétique (économiser les lumières, par exemple) va de paire avec celle de Murnau, qui du coup s'en donne à coeur joie dans ces jeux de silhouettes éclairées par une seule bougie qui descendent des escaliers vertigineux. Les atmosphères déployées sont impeccables visuellement, depuis les costumes jusqu'aux maquillages, depuis les décors hyper-complexes jusqu'aux plus petits détails du jeu des acteurs. Dans le rôle-titre, Jannings est bien sûr énorme, et rejoint tout de suite la galerie des grands monstres murnauesques : bigger than life, monstrueux, grimaçant, inquiétant, laissant de côté toute tentative d'humour, il mèle le grotesque à la difformité avec son génie habituel. La scène où il s'apprête à violer la pauvre Elmire est un grand moment de film d'horreur, qui rappelle les dominations de Nosferatu ou de Faust.
Murnau déploie tout une gamme sur les regards, sur qui regarde et qui est regardé, sur les apparences, etc., et c'est brillantissime. La farce de Molière prend des aspects apocalyptiques, très sombres. L'humour est d'ailleurs pratiquement occulté au profit d'une fable visionnaire sur l'hypnose et les dangers des convictions. Les cartons ne sont là que pour ajouter une touche de poésie littéraire à l'ensemble, Murnau se contentant de la seule force des images et des acteurs pour raconter l'ambiguité de son histoire. Grand film.