Courts-Métrages de Jacques Demy - 1944/1959
Le Pont de Mauve (1944) : Eh oui, le Jacquot avait 13 ans, et a bidouillé avec ses pinceaux ces quelques secondes reconstituant un acte guerrier (la destruction d'un pont par des avions). Pas grand-chose à en tirer, si ce n'est que, dès le début, les couleurs éclatent de partout : le monde selon le petit Demy est déjà un mélange de violence et de gaieté, et il ne peut s'empêcher de faire exploser tous ses petits dessins sous des rouges et des bleus pétaradants, qui adoucissent quelque peu la brutalité des actes. A part ça, c'est juste une rareté, et à ce titre ça a le mérite d'exister.
Attaque Nocturne (1947/48) : Petit film d'animation déjà beaucoup plus sophistiqué, constitué de papiers découpés et filmés image par image. Demy compense cette fois le noir et blanc par une grande tonicité dans les personnages : un malfrat piqueur de sac à mains, une p'tite bonne femme innocente, quelques prolos limite miliciens lancés à la poursuite du sieur. Les décors sont déjà très étudiés, ainsi que la jolie lumière de biais, toujours dans le bon angle : on sent déjà toute l'application du jeune gars, toute sa patience, et son souci des atmosphères. Il y a quelques petits détails craquants, un chien qui remue la queue, un couple dérangé par l'intrusion du pickpocket et qui affiche un air héberlué. C'est pas grand-chose, mais c'est charmant.
La Ballerine (date indéterminée) : même principe que le précédent, avec un peu moins de souci du détail toutefois. Demy se contente de contempler la magie du mouvement cinématographique, à travers quelques pas de danse exécutés par une ballerine en papier. Seul détail intéressant : lorsqu'elle éxécute un tour sur elle-même, on aperçoit les articulations du pantin, sans que Demy ne tente de cacher quoi que ce soit de l'artificialité de son procédé. Plan furtif qui va à l'encontre de l'utilisation de bouts de décor "réels" (un rideau de théâtre). A part ça, vraiment quelconque.
Les Horizons morts (1951) : premier film vraiment personnel du Jacquot, c'est une réalisation de fin d'études qui vaut vraiment le coup. On y trouve déjà ce mélange d'espoir et de noirceur qui fera sa marque plus tard, à travers le portrait d'un jeune homme (Demy lui-même, sobre) bouleversé par une rupture et tenté par le suicide. On suit ses égarements moraux durant une nuit : gestes désabusés (on passe devant un miroir en se frottant la tête), ennui (on fume sa clope sur un lit de chambre de bonne) ou tentations fatales (on fait couler un mystérieux liquide sombre dans un verre). Ca pourrait être un vague essai de jeune cinéaste forcément mal dans sa peau, mais c'est aussi très bien tenu dans la forme, et on se dit que ce n'est pas juste un de ces énièmes films nombrilistes sur le sujet. Les choix musicaux sont originaux : adagio sensible pour montrer la tristesse du gars, percussions animées lorsque le goutte-à-goutte fatal commence, et même, plus maladroit, une curieuse mélodie jazzy sur le flash-back retraçant la rupture. Flash-back d'ailleurs fort intéressant, puisqu'on y voit déjà l'archétype de la "séparation-selon-Demy" : des corps qui s'éloignent par le seul biais du cinéma. Ici, c'est une femme qui sort du cadre alors que son amoureux éconduit est affalé au sol ; il se relève, et suit le mouvement de la femme jusqu'à sortir lui aussi de l'écran. Parallèle troublant avec la sublime scène de séparation des Parapluies de Cherbourg, où là aussi c'est le cadre qui sert de frontière entre les couples. Le film se termine pourtant sur une note subtilement optimiste : un rayon de soleil qui passe par la fenêtre, et on laisse le garçon faire sa vie, sans en rajouter. Voilà qui dément un peu ce titre déséspéré, et laisse entrevoir l'appêtit de vivre d'un Demy déjà fort touchant.
Le Sabotier du Val de Loire (1955) : petit trésor de sensibilité là aussi. Demy retrouve le papy qui l'avait recueilli jadis, et sous prétexte de réaliser un documentaire sur le métier de sabotier, livre un film intimiste qui a autant voir avec le couple, l'enfance et la mort qu'avec l'artisanat. Pourtant, les gestes du métier sont scrutés avec une fascination qui éclate à chaque plan : beauté d'un savoir-faire il est vrai assez impressionnant (vous savez fabriquer un sabot, vous ?), simplicité des plans quand il s'agit de simplement regarder, et bande-son très précise qui rend compte de chaque son émis par ces gestes magnifiques. On dirait le Alain Cavalier des Portraits : c'est la même attention bienveillante envers une génération connaissant l'art de fabriquer des choses. Mais le film ne s'arrête pas là : grâce à une voix off taquine et nostalgique, on suit aussi toute la vie de couple de ce sabotier vieillissant. Demy monte en parallèle des images de la mamy, qui attend son homme ou l'aide à sa tache, et on comprend tout l'attachement qui lie ces deux êtres. C'est magnifique de justesse : on montre l'enterrement d'un voisin pour mieux mettre en valeur l'indissociabilité de ce couple (qui mourront presque en même temps, nous dit la voix), on s'arrête sur un geste commencé par l'un et fini par l'autre, ou on prend le temps de filmer ces deux vieux en train de dormir tranquillement. On dirait que le monde s'est arrêté dans ce petit bourg, que tout y vit dans une autre strate de temps, avec des journées chaque jour recommencées, chaque jour identiques, mais qui soudent ces êtres l'un à l'autre. Certes, c'est très nostalgique et peu moderne, mais ça touche comme c'est pas permis, d'autant que la mise en scène (très "fictionnée") est au taquet : plans fixes et longs, montage très raffiné, photo superbe. Un grand petit film.
Le Bel Indifférent (1957) : une entrée tonitruante dans le monde du cinéma en couleurs pour un Jacques Demy qui reste pourtant dans une veine très amère. Le film est adapté d'une pièce de Cocteau, un peu faiblarde d'ailleurs, et montre une femme désespérée en train de monologuer sur ses sentiments face à un jeune gars qui s'en cogne. Au moment de l'ouverture (un rideau de théâtre qui s'ouvre), on pense que le Jacquot va nous faire le coup du théâtre filmé grande école ; et effectivement, le premier plan nous montre un décor assez artificiel qui renforce cette idée. Mais très vite, Demy met en place un dispositif ultra-rigoureux qui nous éloigne totalement de cette première impression : les plans, peu nombreux, très longs (jusqu'à 4 minutes), souvent fixes, sont d'une beauté complètement cinématographique. Le film joue sur un rapport au temps avec beaucoup de subtilité, notamment dans ces deux sublimes travellings (les mouvements sont tellement rares qu'ils éclatent littéralement l'écran) : gros plan sur le garçon qui lit un journal, mouvement coulé le long du lit, pour finir sur le visage tourmenté de la femme ; et un peu plus tard, retour. Demy laisse toute sa place à la parole, avec cette austérité de mise en scène qui se laisse parfois déborder par ces élégants mouvements inattendus. La comédienne est d'ailleurs particulièrement convaincante, dans cette voix sans affect qu'elle trouve, dans cette sensibilité physique.
Mais ce qui frappe le plus l'oeil, c'est justement cette couleur incroyable que Demy utilise : murs rougissimes de la pièce principale, carrelage bigarré de la salle de bain, petites touches fluo des néons qu'on aperçoit par la fenêtre, Le bel Indifférent met en place une symphonie visuelle éclatante, qui rompt avec la rigueur de la trame et de la mise en scène. Dommage que le texte ne soit pas vraiment à la hauteur de cette ambition formelle très audacieuse.
Ars (1959) : film de commande assez éloigné de l'univers de Demy à priori : reconstituer la vie du fameux curé d'Ars, trop passionné et trop radical pour convaincre ses ouailles, et qui fut canonisé après une vie passée à se flageller et à s'enfermer dans son confessionnal (pour regarder des dvd sûrement). C'est assez austère, mais Demy a quand même une bonne idée : ne pas reconstituer avec des acteurs cette histoire édifiante, mais tenter d'en retrouver des traces concrètes dans les paysages vides de la région d'Ars. Ca donne des plans gris sur les appartements du curé, sur la campagne tout sauf riante des alentours, sur l'église et sur quelques objets (le martinet du compère, notamment). C'est une bonne idée, sur le papier, mais le film est bien trop glacial pour emporter l'adhésion. Mis à part deux ou trois travellings qui amènent un peu de pêche au filmage, l'ensemble est solennel et somnolent. On cherche en vain la trace de Demy là-dedans : il obéit à la commande, sans plus. Ars est un film quelconque. Et maintenant, on va passer aux longs-métrages.
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