Une autre Femme (Another Woman) (1988) de Woody Allen
Voilà sûrement l'un des Woody qui m'avait le plus marqué lors de sa sortie en salle - j'étais jeune, diable, et tout admiratif. Quelques années plus tard (20 ans, putain, ah oui quand même), le même plaisir à revoir cette oeuvre bergmanienne de Allen superbement "enluminée" par Sven Nykvist - des couleurs orangées et automnales comme jamais -, avec une Gena Rowlands magistrale comme toujours et plusieurs niveaux de narration qui permettent au cinéaste de multiples mises en scène "en cascade" - souvenirs du passé qui reprennent vie, rêves qui sont joués sur une scène de théâtre ou qui entraînent le personnage principal dans le dédale de son inconscient... un personnage qui finit par s'approcher au plus près d'une vérité difficilement avouable...
Marion semble avoir tout réussi dans sa vie : remariée, elle s'entend aussi bien avec les amis de son mari que sa belle-fille, intellectuelle, c'est une vraie sommité dans tout ce qui touche à la philosophie ou la poésie allemande - elle est l'auteur de livres et dirige un département de philosophie -, engagée, elle fait partie, entre autres, d'Amnesty International... Seulement, alors qu'elle s'est refugiée pour être tranquille dans un petit appart pour assurer l'écriture de son prochain livre, elle écoute à travers la cloison la voix d'une patiente en pleine psychanalyse : cette petite voix plaintive va peu à peu faire écho à sa propre vie et lui faire ouvrir les yeux à la fois sur son entourage et sa propre sécheresse émotionnelle, dans laquelle elle semble, elle-même, s'être... cloisonnée. Sereine et confiante de nature, Marion va tomber de haut en découvrant au fur et à mesure les ressentiments de ses connaissances, passées et présentes : un frère qu'elle a vampirisé et qui la jalouse, un premier mari, auquel elle n'a point donné d'enfant, donnant la priorité à sa carrière et qui se serait suicidé, une ancienne amie d'enfance qui l'accuse de lui avoir volé l'homme dont elle était amoureuse, un amant passionné qu'elle a négligé, ou encore un mari qui la trompe impunément, lui reprochant sans doute sa froideur... Le constat est de plus en plus amer, et Marion de se rendre compte, qu'émotionnellement, elle est sans doute passée à côté de sa vie, ses brillants succès professionnels n'étant en fin de compte qu'une terrible façade.
C'est pas le film le plus olé-olé de Woody mais sûrement l'un de ceux où il fait preuve d'une maîtrise formelle et d'une profondeur existentielle les plus remarquables. S'il y a peu d'éclat dans les situations, si le ton dans les dialogues ou la voix off reste souvent monocorde, presque hypnotisant, la détresse de Marion, à mesure qu'elle tente de dénouer les fils de sa vie, est abyssale. Elle semble assister, impuissante, à la "mise en scène" de sa vie, aussi bien lorsqu'elle sonde son passé ou se perd dans ses rêves. Gena Rowlands endosse ce personnage avec une classe proprement hallucinante et l'on sent littéralement son personnage s'effriter à mesure qu'elle progresse dans ses découvertes, semblant subir douloureusement cette psychanalyse "par procuration"... Crise de la cinquantaine, comme une remise en cause personnelle (?) mais sur laquelle, comme le prouvera la suite, le Woody, sûrement moins pessimiste qu'il en a l'air, saura rebondir avec aisance. (Shang - 18/11/08)
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On a eu sensiblement la même jeunesse avec Shang, puisque pour moi aussi Another Woman est resté un des grands moments de ma découverte du cinéma, et chaque revoyure m'a convaincu que voilà bien là un des 5 plus grands films du maître. Le revoir aujourd'hui à l'âge, grosso modo, de son héroïne est une expérience qui ajoute une couche de profondeur et de beauté à l'admiration. Formellement d'abord : j'en rajouterai une louche sur les éloges énoncées par mon confrère en appuyant encore cette photo élégante en diable de Nykvist, qui teinte tout d'une lumière automnale et mélancolique parfaite pour le sujet ; sur ce choix des musiques, pour une fois pas seulement jazzy, mais qui ajoute les notes ravageuses de Satie ou de Mahler (et même une occurrence très bien vue de Varese), discrètement, avec une nuance digne d'un Bergman ; sur la mise en scène allenienne, qui n'a jamais été aussi (faussement) simple, dans son cadrage des intérieurs (on s'évanouit de beauté dès le premier plan, avec cette pièce vide, cette voix off qui débute, et l'entrée de Rowland, comme au théâtre) et dans sa science de placer des dialogues dans un décor avec une fluidité incroyable ; sur ce montage diabolique, qui mêle les époques et les âges des personnages sans qu'on n'arrive à démêler l'écheveau de la mémoire (Woody semble avoir trouvé LA mise en scène des souvenirs) ; sur cette direction d'acteurs enfin : on sait que Allen dirige à peine ses acteurs sur le plateau, mais là il a réussi une alchimie parfaite entre eux, une troupe homogène et géniale, que le scénario superbement écrit semble galvaniser sans qu'il soit besoin de les diriger. Gena Rowlands est ici à son top, je la trouve même supérieure à ses Cassavetes, sobre, impériale, profonde, intelligente, capable d'auto-dérision sans jamais perdre de sa superbe ; face à elle, les Gene Hackman, Ian Holm, Mia Farrow, Sandy Dennis, Blythe Danner jouent tous leur partition, souvent réduite à quelques scènes, avec une intelligence totale, relevant les failles de leurs personnages et celles de Marion (Rowlands) avec une subtilité effarante.
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Mais ce qui en fait un très grand Woody c'est aussi la profondeur de ce qui nous y est raconté : à la faveur de l'écoute d'une "autre femme", une quinquagénaire à qui tout réussit se rend compte que sa vie est ratée. Toute la vie de Marion nous est contée, dans un très joli puzzle déstructuré où se mêlent souvenirs, fantasmes, évocations littéraires (le fameux poème de Rilke sur la panthère), et on lit derrière ce qui était déjà présent, en plus frontal, dans Crimes et Délits : selon les perceptions, la vie peut être envisagée comme une comédie ou une tragédie, ou en l'occurrence comme réussie ou ratée. Ici, Marion, qui pensait avoir eu une brillante carrière d'écrivaine, d'épouse, d'amie, se rend compte de l'inanité de chacun de ses liens, de ses amours ratées, de ses relations bancales avec celles et ceux à qui elle se croyait attachée, des occasions manquées qui se sont transformées en remords. L'automne d'une vie, quoi, que le film documente avec une âpreté et une tristesse prenantes, avec l'élégance inhérente au cinéaste : il n'aime pas les grands cris et les situations impossibles, mais écrit des moments délicats où les tensions s'exacerbent dans les sourires mondains des conventions sociales, dans le feutré des voix, ce qui les rend encore plus violentes. Le film avance par saynètes closes sur elles-mêmes, mais tout est pourtant très homogène, pour former un tout très cohérent : on a vu au bout de 1h20 (n'importe qui, y compris Bergman, aurait mis 3 heures pour arriver à ce résultat) se construire le portrait complet d'une existence, on a été bousculé par maintes questions et maintes réflexions, on a frôlé plus souvent qu'à notre tour les vertiges de la philosophie, on a été bouleversé par cette écriture profonde et inventive et par cette mise en scène superbe : un très grand Woody, élève qui a ici dépassé le maître. (Gols - 15/05/25)
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