Délits Flagrants de Raymond Depardon - 1994
Quand il est question de filmer la parole, on peut faire confiance au gars Raymond : une fois de plus, avec Délits Flagrants, il parvient comme personne à capter le flux verbal, et en profite pour dresser en creux le portrait d'une France de la misère très édifiant.
La rigueur du dispositif est comme toujours constante : 90% du film est constitué de longs plans-séquence fixes, cadrés plus ou moins de la même façon : un bureau, et à chaque bord d'écran un personnage de profil (l'accusé face à la justice, procureurs, avocats de la défense, etc.). Seuls quelques plans presque récréatifs viennent donner ça et là une respiration à l'austérité d'ensemble : longs cadres sur le palais de Justice, plans furtifs sur les couloirs glauques, ou quelques images plus symboliques sur des mains menottées, sur des déambulations d'accusés aux mains des gendarmes. Cette simplicité de mise en scène joue toujours en faveur du sujet : comment ça marche, une audition ? Qu'est-ce qui se dit, qu'est-ce qui circule entre ces deux mondes irrémédiablement étrangers l'un à l'autre (celui de la loi et celui de ceux qui la violent) ? Depardon enregistre avant tout un échec, la plupart des accusés ne comprenant visiblement pas le discours codé des représentants de la loi, certains ne concevant même pas les raisons de leur arrestation. Tout se fait dans les règles, mais c'est justement ce processus austère qui montre l'incommunicabilité entre les êtres.
C'est passionnant de bout en bout, et quelque soit le cas (ça va d'un brave étudiant en lettres qui graffite un wagon de métro à un sans-papier desespéré, d'une suicidaire voleuse de fringues, à une toxicomane séropositive amoureuse de grosses bagnoles) : c'est que Depardon laisse le temps au temps, filme vraiment dans la longueur ces échanges souvent simplement protocolaires. Entre les formules toutes faites et les mensonges éhontés des accusés, entre les mots rares et les gènes, apparaissent souvent, en creux, des misères terribles, des détresses inconsolables. La plupart des "criminels" auraient plus besoin d'un psy ou d'une écoute que de cette loi sans nuance qui les condamne. Dans la partie principale (la toxico voleuse de voitures), on plonge profondément dans cet irréversible aveu d'impuissance qui imprègne le film : la répression est incapable d'endiguer cette misère sociale, faite de maladie, de violence, de drogue, de solitude. Encore une fois, dans une grande
simplicité d'éxecution, Depardon capte de grands moments de vérité, sans commentaire, sans jugement, avec une empathie profonde pour chaque personnage (de l'un ou de l'autre côté de la barrière). Il réalise un nouveau film sur la puissance et l'impuissance de la parole, tout en livrant un documentaire précis sur un milieu qui reste complètement mystérieux et effrayant. Grand film, comme toujours.