Le Goût du Saké (Sanma no aji) (1962) de Yasujiro Ozu
Tout a une fin, même la carrière du père Ozu. Un dernier film assez serein, au rythme paisible, teinté d'un grand coup de calcaire sur la fin : un vieil homme qui vient de marier sa fille se retrouve à moitié ivre dans la pénombre de sa cuisine. Son plus jeune fils est déjà couché et on a la triste impression que notre patriarche en a plus pour bien longtemps. Malgré cette terrible solitude qui semble envelopper notre homme sur la fin, le ton général du film n'est point trop larmoyant, mais nan.
Trois amis se réunissent autour d'un petit verre de saké ; l'un d'eux vient de se marier avec une jeune femme qui a presque l'âge de sa fille et forcément les deux autres le charrient à mort... Il est également rapidement question de la fille de l'un d'eux (Hirayama) qui, à 24 ans, s'occupe encore de son père veuf, sans être ne serait-ce que fiancée. C'est le genre de souci qui passe un peu dessus de la tête d'Hirayama, profitant de la présence de sa fille qui organise sa maison, cette dernière ne semblant pas forcément pressée de quitter le domicile paternel. Peu à peu l'idée va tout de même faire son chemin, notre Hirayama côtoyant l'un de ses anciens profs de lycée dont la progéniture, maintenant un poil décatie, est restée, c'est le cas de le dire, vieille fille. Ce pauvre prof, lorsqu'il sort avec ses anciens élèves, est rapidement rond comme une queue de pelle et a ce petit côté misérable d'un homme qui a gâché la vie de sa fille : cela finit par titiller notre Hirayama qui décide de marier la sienne, nom d'une pipe ; première tentative, coup dans l'eau, le prétendant dont la chtite est amoureuse étant déjà fiancé ; elle est tout chagrine et on se sent tout bêta devant ses ptites larmes qui coulent sur ses joues roses. Po grave, le Hirayama a de la ressource et lui présente un autre prétendant grâce à l'aide de l'un de ses vieux potes. Bingo, la voilà dans une tenue traditionnelle toute mimi, la chtite a retrouvé un demi-sourire. Notre Hirayama peut s'en aller chez lui cuver sa tristesse, réalisant que le temps file vraiment comme po possible.
Le récit a plusieurs ramifications : on suit aussi le fils aîné d'Hirayama, soucieux d'avoir tout le confort moderne et passionné de golf - l'occidentalisation est non seulement bien en marche et sa femme prouve que la nipponne, dorénavant, porte la culotte : c'est elle qui gère les finances du couple, point à la ligne ; on découvre également Hirayama dans sa tournée (enfin, n'exagérons rien) des bars : il a rencontré par hasard un ancien collègue de l'armée (leur salut et leur petite danse en écoutant l'air de la marine est bien pathétique...) et dans le bar où ce dernier l'emmène, notre vieil Hirayama fait les yeux doux à la patronne qui lui rappelle sa femme ; on sent que le vieux soldat voudrait presque mettre ses dernières forces dans la bataille mais cette envie reste coincée derrière son petit sourire et sa fine moustache. Si la conclusion, avouons-le une ultime fois, est un peu amère, Ozu traite, avec son immense humanité habituelle, de temps qui passe, sur une petite musique qui reste bien légère : voilà, c'est un fait, laissons les jeunes générations se faire les dents sur ce nouveau monde et Ozu tire sa révérence sur la pointe des pieds dans un film où l'on trinque abondamment. Kampai ! bon mot pour la fin... On a de notre côté fini notre première odyssée, je devrais fêter cela dignement, ce soir, dans un resto japonais... Forcément. (Shang - 30/10/08)
Pas grand-chose à ajouter : c'est tellement épuré, tellement "presque rien", qu'il est difficile de critiquer quoi que ce soit dans cet ultime haiku parfait. Ozu se délaisse de tout, grammaire de cinéma, histoire, scénario, rebondissements, et livre le plus doux et le plus mélancolique film de la terre. Certes, il est bien question là-dedans de tout ce que relate Shang, mais c'est plus parce qu'il faut bien raconter quelque chose que par réelle nécessité. Ce qui compte là-dedans, c'est l'enregistrement des infimes sentiments humains à travers la chronique du temps qui passe, des tout petits événements qui font une vie, des vies : un petit vieux qui rentre chez lui bourré, une jeune fille dont les espoirs de mariage s'effondrent en un tour de main, un jeune garçon qui flambe l'argent qu'il n'a pas dans des clubs de golf, un type qui se laisse aller à la nostalgie le temps d'un disque, tout ça constitue des éléments suffisamment forts pour être filmés par un Ozu qu'on n'a jamais connu aussi apaisé, aussi sage. Et le fait est que, oui, ça suffit pour faire un film. Avec ses plans fixes, sa narration en ligne droite, ses plans tatami et ses jolis portraits, ses natures mortes et sa petite musique, Ozu réalise ce qui pourrait être considéré comme son "chef-d'oeuvre" au sens de compagnonnage : un film qui contient toute l'essence du maître, même s'il n'est pas son meilleur. On note que c'est tout de même un de ses meilleurs quand il s'agit de noter l'émancipation des femmes et de la société dans son entier : le Japon, encore marqué par la défaite, se relève doucement du combat contre les Ricains et en adopte peu à peu tous les codes (capitalisme qui passe par les objets, ici un frigo) ; les femmes ont enfin droit à la parole, peuvent diriger les finances d'un foyer, choisir leur vie, voire même ont le droit d'épouser l'homme qu'elles veulent, même s'il est tout vieux ou tout pauvre. La modernité entre de plain pied dans la tradition nippone et Ozu est le meilleur pour enregistrer ça, en tant que le plus moderne des cinéastes nationaux. Moderne et soucieux de la tradition aussi, en tout cas aussi respectueux des kids que des seniors : son film est empli de sentiments, de nostalgie, de mélancolie, est un merveilleux portrait d'un homme vieillissant qui veut être moderne ; et il est plein de joie, d'entrain, est un bel hommage à la jeunesse. Un peu long peut-être compte tenu de ce qu'il raconte (en gros, rien), mais bien entendu incomparable quand il s'agit d'ériger la pudeur et l'élégance en drapeau. Merveille. (Gols - 11/01/20)
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