Cocorico ! Monsieur Poulet de Jean Rouch - 1974
Cocorico ! Monsieur Poulet est un grand bonheur tout simple, un film joyeux fait dans la joie par des joyeux. Ca raconte le périple de trois Pieds-Nickelés nigériens, qui sillonent la campagne à la recherche de poulets à vendre. Dit comme ça, ça paraît morne, mais le voyage de ces gugusses est absolument impayable. A bord d'une 2CV trafiquée sans frein, sans phare, sans rétro, sans porte et sans roue de secours, ils croisent tour à tour, à défaut de poulets, une diablesse gironde, un éléphant invisible, un colon français, et une foule de petites gens hilares.
Rouch présente tout ça comme un documentaire, ce qu'il est finalement : c'est du cinéma-vérité, pris sur le vif caméra à l'épaule, tributaire du hasard et des incidents (la voiture tombe en rade tous les deux kilomètres, les flics empêchent le passage, etc.) ; le Niger est filmé à travers sa population, ses villages, son rythme absolument incompréhensible à l'Européen moyen, sa débrouille au jour le jour. Les incessantes traversées du fleuve, grands moments épiques, sont montrées dans la durée : on démonte la bagnole, on vérifie si les pneus flottent, on vide l'huile, on charge le tout sur une barque, etc. On a vraiment la sensation que Rouch filme au gré des évènements, abasourdi par ce qu'il voit. Mais tout ça est également une pure fiction, avec tout ce que ça implique : direction d'acteurs, scénario, montage, construction, etc. Petit à petit, la fiction infiltre la vérité, dans un troublant jeu d'aller et retour entre l'une et l'autre. Le don d'improvisation des protagonistes du film fait plaisir à voir, qui inventent des dialogues poilants ou se sortent de situations impossibles. Finalement Cocorico ! Monsieur Poulet est assez proche des expérimentations pionnières de Flaherty au Pôle Nord ou des films tardifs de Murnau à Tahiti : on y retrouve quelque chose de l'innocence du monde, quelque chose de la magie simple de l'enregistrement cinématographique, et une manière originale de comprendre le cinéma, en lui reconnaissant son indélébile pouvoir de mensonge. Le fait de choisir l'Afrique rurale pour montrer cette naïveté-là fonctionne très bien. Cette théorie passe dans un éclat de rire, dans une sorte de bonheur d'être là, de filmer ces gens-là, de s'étonner du monde. Joie.
Dans le même coffret, Bataille sur le grand fleuve (1950), impressionnant dans les faits (une chasse à l'hippopotame à l'ancienne, pirogues artisanales et harpons faits main). Là, c'est du pur documentaire, commenté assez solennellement par un Rouch admiratif et légèrement effrayé. Il y a quand même déjà une certaine tendance à la fiction, avec ces musiques qui dopent les scènes et cette construction dramatisée. Plans courts qui laissent place à l'imagination (que se passe-t-il entre eux ?), grande variété de cadre et attention constante aux traditions étranges des Nigérians (la fête ensorcelée), mais on reste quand même un peu au niveau du bon vieux "Connaissance du monde" des années 70. Je vous conseille par exemple fortement l'interview de Rouch dans les bonus, où on découvre la réaction des Africains à leur première projection de cinoche : ils ne comprennent pas pourquoi la musique du film ne fait pas fuir l'hippopotame, devant un Rouch qui découvre le mensonge inhérent du montage.
Cimetières dans la Falaise (1951) est dans la même veine. A la place des traditions de chasse, Rouch y montre les traditions de deuil, à travers un enterrement très impressionnant. Un gars est mort noyé, et la cérémonie d'ensevelissement est peu banale : tout le village est là, ça crie dans tous les sens, ça utilise des symboles à tour de bras, ça ritualise à qui mieux mieux. On sent Rouch très ému devant ces actes qu'il ne comprend pas, et il trouve là quelque chose de la grandeur de la Mort. Tous ces petits hommes faisant face à la puissance du monde sont bien impressionnants à regarder, d'autant que leurs prières et leurs complaintes, traduites à merveille, sont d'une grande poésie.