Les Plaisirs de la Chair (Etsuraku) (1965) de Nagisa Oshima
Nagisa Oshima poursuit sa réflexion sur les liens entre l'amour, cette turpide société japonaise et la mort. Il y a quelque chose de forcément très hitchcokien et Vertigo-gineux chez cet homme qui choisit le corps d'une autre femme pour assouvir ses fantasmes parce qu'elle ressemble à celle qu'il aime. Mais s'il est question d'amour chez Oshima, l'ombre de la mort n'est jamais loin et plane constamment sur cette vie consacrée à la réalisation de ses désirs. Et en filigrane, une figure de femme-enfant nippone qui se révèle femme fatale.
La petite mie Shoko est d'une innocence à se damner. Wakizaka est son jeune répétiteur enamouré et lorsqu'il s'agit de supprimer celui qui a porté atteinte à l'honneur de sa dulcinée (l'homme qui l'a violée alors
qu'elle avait huit ans et qui décide de faire chanter ses parents), il n'hésite point à le balancer du train. Bon ça, c'est fait, il pense avoir fait le plus dur, le bougre, seulement la jeune Shoko finit par se marier avec un autre. Tout à son désespoir, il décide de dépenser en un an les 30 millions de yens qu'un fourbe fonctionnaire lui avait confiés (ce dernier, témoin du meurtre du violeur, lui avait confié cet argent avant de purger une peine de cinq ans de prison, en échange de son silence). Wakizaki connaîtra successivement quatre femmes : Itami, une prostituée qui lui rappelle Shoko, Shizuko, une femme mariée, Keiko, une infirmière relativement émancipée et enfin Mari, une prostituée sourde et muette. Cette quête féminine qui ressemble à s'y tromper à une fuite en avant, lui permet également de se confronter à divers aspect de la société : il connaît avec Itami la pègre mafieuse qui ne cesse de le mettre sous pression, avec Shizuko il côtoie la pauvreté, le mari de celle-ci s'humiliant avec ses deux gamines pour récupérer son dû, auprès de Keiko, issue de la classe moyenne, il expérimente le mariage qui ne fait point long feu, et enfin s'il trouve en Mari une véritable esclave sexuelle, son petit mac à deux sen est tout près de le trucider. L'argent ne fait guère le bonheur, certes, et si cet homme brûle sa vie par les deux bouts, il est loin de se douter de la personne qui lui sera fatale...
Wakizaka, dès le départ de l'histoire, signe un double pacte avec le diable : l'un pour sauver la réputation de cette jeune fille aristocratique, l'autre avec ce petit fonctionnaire corrompu. Le premier acte est un véritable geste d'amour, le second est beaucoup plus égoïste et mesquin. La question est de savoir pour lequel, au final, il devra payer de sa vie... Ses multiples histoires amoureuses, toutes tarifées, sont loin d'apporter à Wakizaka une entière satisfaction ; sexuellement, il ne semble trouver un véritable plaisir qu'avec les "deux professionnelles" : Itomi et surtout Mari, la seule avec laquelle il n'a aucune communication... Si ces rapports sont peu reluisants, que dire de cette société qui dès le départ le condamne à cette errance érotique : ne pouvant accéder, du fait de sa classe, au mariage avec Shoko, il paye la note - au sens propre et au sens figuré - tout au long de sa destinée...
Oshima apporte un soin extrême à la lumière et au découpage de ses séquences : montage au couteau, dans le train, quand il est confronté au violeur, cadres wongkarwaiens lorsqu'il s'agit de montrer le visage d'une femme épanouie dans un coin de l'écran, ralentis lors du premier plan lorsqu'il imagine Shoko courir vers lui le jour de son mariage ou lorsque plus tard, beau parallèle, il frôle la mort en tombant dans un trou d'eau, images "en transparence" lorsqu'il repense au corps de Mari, être assujetti à ses fantasmes. De la bien belle ouvrage treize ans avant L'Empire des Sens, œuvre où l'amour et la mort se verront fatalement mêlés. (Shang - 27/07/08)
Une œuvre qui démarre sur les chapeaux de roue et vous laisse 87 minutes plus tard échoué sur la grève. Les premières minutes sont hallucinantes de vitesse : le destin de ce pauvre Wakizaka se noue en quelques séquences d'une fulgurance et d'une beauté totales, alors même que tout y est pour faire au moins deux longs-métrages : un amour éperdu, un meurtre, une trahison, un coup de chance extraordinaire, une décision fatale, tout ça est raconté avec un sens du tempo parfait, et après cette tonitruante exposition, le film peut démarrer: nous voilà partis pour une longe errance amoureuse, sexuelle et morbide, dont la résolution ne laisse que peu d'espoir. Dans un style hyper-pop (on est en plein dans l'époque Godard et Andy Warhol, et ça se sent dans les expérimentations formelles du film) dont le côté joyeux rompt avec le caractère morbide de la trame, Oshima nous raconte cette odyssée suicidaire avec un sens étonnant de la narration. Le film va d'un point A vers un point B en ligne directe, et pourtant la forme passe presque au premier plan, le style est primordial. Etonnant de voir effectivement des traces du futur Wong Kar-Wai là-dedans, dans la fétichisation des femmes, dans les silences des personnages, dans l’espèce de romantisme noir qui mène l'ensemble. De plus en plus perdu, de plus en plus happé par son destin et sa décision d'en finir, Wakizaka flambe tout, mais ces excès, loin de le mener à la joie, le conduisent tout droit vers toujours plus de désespoir, de peur, de culpabilité. En ce sens, la série de twists qui conclue le film est spectaculaire : le destin de ce petit homme sans qualité se dénoue dans l'absurdité complète, renvoyant le film à un autre courant, littéraire celui-là, très à la mode à l’époque. On aime en tout cas à la folie ces plans décadrés, cette façon d'inscrire les corps dans l'écran le plus picturalement possible, ces couleurs pop, ce fétichisme de chaque détail, ce style de peintre en un mot qui finit de vous convaincre qu'on est là face à l'œuvre d'un artiste total : cinéma, littérature, peinture, c'est du grand. (Gols - 16/06/23)




