Et Vogue le Navire (E la Nave va) de Federico Fellini - 1984
Sans aucun doute un des plus grands Fellini : E la Nave va arrive à faire le lien entre les délires visuels du maestro, mais cette fois presque assagis, et ses oeuvres mélancoliques (I Vitelloni ou Ginger et Fred). Porté par une symbolique d'une belle intelligence, par un regard visionnaire et engagé, par un humour burlesque au taquet, et par une petit musique qui vous chavire le coeur, le film vous entraîne dans son sillage avec simplicité et douceur, loin des hystéries habituelles (que j'aime beaucoup par ailleurs), avec une maîtrise formelle constante.
A la veille de la 1ère Guerre, un groupe d'artsites aristos grande école embarquent sur un navire, pour aller disperser en mer les cendres d'une diva mythique : chefs d'orchestre, chanteurs, comique à la mode, amants inconsolables, tout le petit monde de l'élite musicale fin de siècle se retrouve là, perdu sur ce bateau silencieux. S'y ajoutent : un journaliste mondain, un prince autrichien obèse, un rhinocéros amoureux (!), une bande de serbes réfugiés, et tout le lot des machinos qui regardent tout ça avec amusement. L'immense mélancolie de la mise en scène de Fellini, musicale, lente, se met au service du portrait d'une société déjà prise dans l'oubli et l'anéantissement. A travers ces artistes au bord du ridicule, c'est toute une classe sociale qu'on voit disparaître, toute une manière d'être : des êtres précieux, trop raffinés, vains et superficiels, mais que Fellini regarde pourtant avec beaucoup de tendresse. La guerre, qui apparaît par vagues (le rhinocéros serait un symbole des cuirassés guerriers que ça ne m'étonnerait pas), les prend par surprise, et ne les dérange d'ailleurs pas plus que ça : ils continueront de chanter même sous les tirs des canons ennemis, et ne verront dans la misère des réfugiés qu'un prétexte à l'amusement (belle scène de liesse dans la danse) ou qu'une façon de se donner bonne conscience (une des aristos apporte son dîner aux réfugiés), voire une occasion de se livrer à ses instincts libidineux (le vieux musicien qui aime bien les petites filles).
Un monde qui disparaît donc, et non seulement une classe, mais aussi un univers : E la Nave va s'ouvre sur 10 minutes de film muet, comme un hommage à un certain cinéma disparu avec la guerre. Tout ce petit monde de chapeaux haut-de-forme, de voitures brinquebalantes et de robes à frou-frous est plongé dans une sorte de "requiem" tranquille. Aucune lourdeur pourtant, malgré ce sujet vaste et ambitieux : Fellini sait toujours trouver le petit détail clownesque, le petit ridicule qui va nous rendre les personnages attachants. On rit beaucoup dans ce film, mais c'est un rire triste, mélancolique, comme jamais encore Fellini n'était arrivé à le déclencher. L'ensemble baigne d'ailleurs dans une sorte d'amateurisme bon enfant, grâce notamment à cette fulgurante idée d'avoir filmé tout ça en studio : la mer est fabriquée à l'ancienne, avec des sacs plastiques, les couchers de soleil sont de toute évidence peints sur une toile, et un des derniers plans nous montre même toute l'équipe du film en train d'actionner le décor. Cet aspect artisanal fonctionne parfaitement, et contribue à donner l'impression d'un adieu à un certain type de cinéma, un certain type d'artistes : des artistes certes un peu ridicules dans leurs vanités et leurs sensibilités bourgeoises, mais des artistes comme on n'en voit plus, érudits et mythiques. La scène où ils offrent aux machinos un récital improvisé du haut de leur passerelle est sidérante d'intelligence : on y voit la fascination qu'ils exercent sur les "petites gens", mais aussi leur orgueil et leur mépris.
Visuellement splendide, porté par des acteurs immenses (il y a même Pina Bausch) et par un des scénario les plus fins du gars, E la Nave va est tout simplement primordial.