Mes Petites Amoureuses (1974) de Jean Eustache
La recette est simple : matez dans l'ordre La Maison des Bois, Les 400 coups, L'Enfance Nue, Mes Petites Amoureuses et A nos Amours, puis achetez une corde, faites une croix sur votre enfance et balancez la chaise. Outre le fait qu'avec ça, vous aurez vu les 5 meilleurs films français sur l'enfance, vous aurez aussi appris que le premier qui dit que "14 ans c'est le plus bel âge de la vie" est un gros con qui n'a rien compris.
Si vous n'avez pas le temps de regarder tout ça, regardez seulement Mes Petites Amoureuses, pure merveille de désespoir, de tristesse et de sensibilité. Il condense l'amertume de Pialat (qui a un petit rôle dedans, d'ailleurs, ainsi que la comédienne de La Maison des Bois) avec la violence de Truffaut. Le monde du sexe et des adultes vu par un ado, ça fait frissonner. C'est autre chose que Lugosi et Karloff, croyez-moi. Eustache voit le monde comme peuplé de cadavres (Ingrid Caven et son maquillage blanc ; les décors d'intérieurs vides et ternes ; les filles : machines à sexe, protocolaires, nymphomanes, sans passion). La chair est triste, ça c'est pas nouveau, mais Eustache a tout compris en plus de l'horreur que représente ce passage douloureux et violent entre l'enfance et l'adolescence. La drague des garçons n'est qu'une machinerie dénuée de sentiments, et le personnage principal ("petit" garçon magnifique, émouvant, une présence à la Léaud sans exagérer) ne peut que constater que Racine est mort. Tu m'étonnes qu'Eustache se soit finalement fait sauter le caisson.
Toutes les scènes sont sublimes d'intelligence et de profondeur. Comme La Maman et la Putain (le plus beau film du monde), Mes Petites Amoureuses est un film à la première personne, un long cri de souffrance, un abandon face à la vie, un journal intime poignant. La scène des "amoureux" dans l'herbe, sur la fin du film, est ce que j'ai vu de plus beau depuis très longtemps. Eustache serait-il le plus grand cinéaste français (avec Pialat et Truffaut ?)...
Top dédicace à mon éminent fournisseur de films shanghaien : si je suis son libraire, il est mon fournisseur de chefs-d'oeuvre introuvables. (Gols - 20/03/06)
Le monde d'Eustache n'est pas forcément le plus facile à pénétrer - et là je cite l'ami Gols auteur d'une brillante présentation du film lors du festival du Pézenas (ah oui, il n'y aura pas de séance de rattrapage) qui parlait "d'artificialité" (3 fois) (tiens, le mot n'existe pas dans le dictionnaire, c'est dommage parce qu'il le mérite) et de distanciation (8)) - mais sûrement l'un des plus intéressants à analyser : on pourrait se mettre sous le haut patronnage de Bresson, Pialat, Dreyer... mais ce serait finalement ne point reconnaître tout ce que l'univers eustachien a de personnel; cet art de la mise en scène qui permet de mettre ces personnages en constante "re-présentation" tout en faisant vibrer en chacun de nous une corde sensible. Si l'émotion semble volontairement gommée dans chaque plan - ce jeu à plat des acteurs qui semblent parfois réciter leur texte, cette absence totale de lyrisme, chaque séquence étant fondu au noir comme pour couper court à un quelconque épanchement... -, elle finit par titiller la corde sensible dans les tréfonds du spectateur qui ne peut que se reconnaître dans ce parcours adolescent où les non-événements sont le pain quotidien. Même les baisers plus ou moins difficilement arrachés du chtit Daniel à ses petites partenaires dans une salle de cinéma ou au bord d'un sentier ne paraissent jamais des victoires en soi : notre ado erre dans ce monde où il ne semble jamais à sa place, ou rien ne vient le rassurer à l'image des apparitions fantômatiques d'Ingrid Caven qui finit par foutre les jetons - quant au père d'origine on ne sait même ce qu'il est devenu. La brève apparition de Pialat (12 secondes, une éternité dans la force du propos) qui met un point d'honneur à remettre le gamin en place, continue de me faire frissonner rien que d'y penser. Le monde est ardu, rien n'est gagné d'avance, rien n'est donné - la barque au moment du passage de la rivière/à l'âge adulte (?) est forcément absente - et c'est en cela que le monde d'Eustache, sous des atours qui expurgent tout sentimentalisme, finit par se faire froidement réaliste. Un 1700ème article, de bonnes augures avec ce film shangoliennissime (toute la rédaction est derrière). (Shang - 23/02/08)
Il faut que tout s'Eustache : clique