LIVRE : Moi, Charlotte Simmons (I am Chalotte Simmons) de Tom Wolfe - 2004
Tom Wolfe est un gars énervant et passionnant. Tout comme dans Le Bûcher des Vanités, il déploie dans Moi, Charlotte Simmons une sorte de savoir-faire roublard et trop "propre", et prend souvent des postures de premier de la classe très gavantes. Son bouquin est hyper-documenté, c'est évident, très malin, ça ne fait aucun doute, d'une efficacité redoutable, ça saute aux yeux, mais donne aussi parfois l'impression d'être écrit "facilement", un peu comme si Wolfe refaisait ce qu'il sait faire, sans risques, avec une manière de dire : "je suis le meilleur dans cette veine-là, et je vous le prouve encore une fois". Bref, ce roman ne renouvelle absolument pas son style, il y est dans ses pantoufles, quitte à donner parfois l'impression qu'il a laissé son ordinateur (au moins mental) écrire à sa place, flemmardement.
Mais, il faut aussi le reconnaître : on lit ça dans un souffle, absolument captivé par les inventions de trame, par les rythmes plus qu'impeccables, par cette manière bluffante qu'il a de toujours relancer l'attention de son lecteur, de le prendre dans le filet de son scénario. A l'instar d'un Balzac ou d'un Dumas (et ce n'est pas une insulte pour eux que de les comparer à Wolfe : même sens du roman populaire, même goût pour le feuilleton, et surtout même volonté de dresser le portrait complet d'un milieu, de tenter une "comédie humaine" d'aujourd'hui), les différentes péripéties qui émaillent le parcours de Charlotte Simons, petite campagnarde surdouée plongée dans le Sodome d'une grande université américaine, sont réglées au millimètre. Oui, c'est putassier, oui, c'est un roman de faiseur ; mais quand on a comme Wolfe ce talent pour raconter et ce goût pour l'ampleur, on ne peut que s'incliner.
Moi, Charlotte Simmons est un roman réactionnaire, mais tellement réaliste qu'on se rend à l'évidence que c'est sûrement "comme ça que ça se passe là-bas". Sa description des moeurs des étudiants dans cette université d'élite est sûrement proche de la réalité : beuveries orgiaques, sexe à outrance, mépris pour l'intelligence : Wolfe décrit tout cela avec jubilation et cynisme, tentant d'adopter le langage de cette jeunesse mystérieuse, aux codes incompréhensibles (belle traduction casse-gueule d'ailleurs), depuis le champion de l'équipe de basket jusqu'au prof désabusé, depuis la blondasse nympho jusqu'à l'intello psychotique, personnages grinçants tournant autour de cette jeune oie blanche, victime sacrificielle d'un monde qu'elle ne comprend pas. Les 1000 pages de ce livre vous enfoncent la tête sous l'eau avec une joie de gamin, et encore une fois la profusion finit par faire sens, l'accumulation des mots finit par imposer une vision infernale des codes sociaux. Dommage que la fin du livre soit très idiote, sacrifiant aux lois du commerce littéraire ; pour le reste, on est bluffé en même temps qu'agacé, et on ne décroche pas une seconde tout en se maudissant de céder. Décidément, les "écrivains journalistes" américains ont produit de bien belles choses. Rastignac n'est pas mort. A lire d'une traite.