Préparez vos Mouchoirs (1978) de Bertrand Blier
Film culte du Blier des années 70, un couple Depardieu/Dewaere incandescent, des dialogues aux petits oignons qui fusent, du très grand Blier quoi, enfin comme d'habitude pendant les premières 45 minutes (je dis comme d'habitude en pensant à Buffet Froid, aux Valseuses, à Tenue de Soirée, à Notre Histoire... Blier ne sait jamais comment finir ou trouver un second souffle à son histoire et cela commence à se sentir dès la moitié du film - on a moins de problèmes, certes avec les films récents qui n'ont pas même de premier souffle). Bien, après cette petite réserve pour la route - toute la seconde partie du film avec le gamin tête à claques de 13 ans en colo qui découvre sa sexualité est profondément ennuyante - , on assiste quand même pendant une petite heure à un festival de répliques cultes (et là je pèse mes mots, le mot n'est point galvaudé, po chez moi en tout cas).
Les dix premières minutes dans le bar, avec Depardieu qui offre sa femme à Dewaere, simple client venu dans cette brasserie manger des moules, est d'une richesse époustouflante. Le phrasé de Depardieu fait mouche, l'air ahuri de Dewaere est un bonheur, ça sent nos années 70 sur le fond ("On est en 1978, bientôt en l'an 2000, dégagés, modernes, fini les duels"), ça sentirait presque la poésie sur la forme ("Moi je suis désintéressé comme mec. Ce que je veux c'est le bonheur de ma femme. Qu'elle s'épanouisse ! Alors je m'efface, c'est pas sympa ?, je te laisse la place !"), Blier jongle avec les mots, enfonçant constamment le clou ("Elle mange pas : elle picore, elle grignote, elle se force..."; "On s'encroûte, on s'asphyxie, faut s'aérer"...). C'était la bien belle époque où Blier se faisait grand dialoguiste, ou la magie rythmique de ses phrases faisait passer les 120 vulgarités à la minute. Lorsqu'il compare le corps d'une femme endormie à une petite usine assoupie, le texte coule de source et on regarde la bouche béate.
Il y a bien sûr, parmi les autres séquences incontournables, la fabuleuse collection complète des Livres de Poche de Dewaere qui connaît chaque titre et chaque auteur à partir d'un numéro (spécial dédicace pour Sylvain), la scène sublime et fabuleuse que je me suis passée en boucle sur Gervase de Brumaire, le plus grand clarinettiste du monde, et sur le "petit père Mozart", mort à 35 ans parce qu'à l'époque "on claquait pour un rien". Il est difficile à chaque fois de ne pas faire le parallèle avec le petit père Dewaere qui illumine de sa présence chacun de ses films. On se dit que ce type ne serait jamais devenu comme le gros Depardieu qui cachetonne dans la plupart de ses dernières apparitions. Enfin bon, on gardera de ce film cette image qui est la seule à avoir un rapport avec le titre, lorsque Dewaere sort un mouchoir pour sécher les pleurs de Carole Laure et finit par essuyer les larmes de Depardieu - on imagine un grondement d'éclats de rire dans les secondes qui ont suivi le mot "coupez". Toute une époque. (Shang - 16/11/07)
Toute une époque, oui, et même nettement plus libérée qu'aujourd'hui : on a du mal à imaginer comment un tel film pourrait sortir aujourd'hui ; il se ferait immédiatement taxer de phallocrate, pédophile et vulgaire. Alors que, oui, tout n'est que poésie là-dedans. Certes, la vision de la femme est absolument consternante, et Depardieu balance à peu près un skud capable de lui attirer les foudres féministes à la seconde. Mais tout ça passe comme une lettre à la Poste grâce à la finesse des dialogues et des acteurs : Depardieu n'a jamais été aussi féminin, voix suave, regard d'enfant ; Dewaere joue sans scrupule le Loser Magnifique, et leur interprétation désamorce tout soupçon de graveleux dans les situations. Et puis l'audace des épisodes de la trame force le respect : pas du tout d'accord avec mon compère pour dire que la deuxième moitié est chiante. Au contraire, je la trouve pour ma part presque supérieure à la première : les bons mots, même brillants, enfermaient un peu le film dans la comédie de moeurs ; l'arrivée du vrai sujet (comment une femme frustrée se met à s'épanouir sexuellement et intellectuellement avec un enfant de 13 ans, comment son besoin de maternité se change en déviance sexuelle) le fait entrer dans un ton plus adulte, qui n'enlève rien à l'insolence. On a droit à quelques séquences qui bluffent par le courage frontal avec lequel Blier appelle un chat un chat : gros plan sur un sexe de femme façon Courbet lors de la scène d'initiation du jaune gamin (un mix entre Truffaut et Casanova), un massacre de bourgeois sur la fin, une famille recomposée absolument tordue sur la fin (Serrault vient s'ajouter au tableau en pervers pépère amoureux de Mozart et de l'anisette)... L'esprit purement soixante-huitard flotte là-dessus, ainsi que quelques inspirations de cinéma italien (mais teinté de l'élégance littéraire française), et on a l'impression que Blier ne s'interdit rien. Du coup, le film n'a pas pris beaucoup de rides (peut-être un poil dans la réalisation et dans le montage un peu amateur), et on continue à ouvrir des yeux ronds devant ce petit trésor anarcho-punkoïdo-harakiriesque teinté de flaubertisme. Pas moins. (Gols - 23/01/13)