Mortelle Randonnée (1983) de Claude Miller
Hommage à Michel Serrault mais aussi à l’écrivain Marc Behm (auquel on doit également le délirant récit La Vierge de Glace que Beineix tente d’adapter sans succès depuis des années), tous deux disparus en juillet 2007. Personnage omniprésent du cinéma français de ces cinquante dernières années, Michel Serrault aura marqué son temps par le décalage entre son air sévère et ses coups de gueule à l’emporte-pièce, personnage à la fois monolithique et burlesque : Mortelle Randonnée est une de ses meilleures compositions avec Garde à Vue également réalisé par Claude Miller. Ce dernier apparaît ainsi comme un digne héritier de Truffaut (outre sa participation en tant que « producteur manager » sur certains de ses films, il réalisera en 1988 l’un des scénarii laissé par son maître à penser, La Petite Voleuse) qui alterna, tout du moins à ses débuts, les films policiers – adaptés généralement de la Série Noire – et des films plus personnels comme La Meilleure Façon de Marcher et l’indémodable L’Effrontée.
« Elle a tué deux hommes, mange des poires et lit Shakespeare : active, gourmande, cultivée ».
S’attaquant donc à la veine du film policier qui, de Clouzot à Truffaut en passant par Melville ou Becker, a donné quelques grandes œuvres cinématographiques françaises, Miller reprend le thème de la femme fatale. Sous les traits d’Isabelle Adjani, plus adjanienne que jamais dans ce rôle caméléon, cette femme, tout comme dans La Mariée était en Noir va laisser sur sa route de multiples cadavres. Mais nulle trace de vengeance ici, juste le destin d’une femme qui s’invente en cours de route des histoires, détrousse ses victimes pour pouvoir payer ses voyages : une éternelle fuite en avant comme pour mieux oublier un père qui n’aurait jamais pris le temps de s’occuper d’elle. Comme le note le personnage du détective joué par Serrault, « elle se déplace pour échapper aux forces du mal » (on va de Nice en Italie en passant par l’Allemagne ou Biarritz), comme si toute sédentarisation était synonyme de « temps du souvenirs » et donc de mort. Tour à tour Dorothy, Lucy, Ariane ou Charlotte, changeant de perruques comme de paires de lunette, femme-enfant capricieuse et croqueuse d’hommes et de diamants, cette capricorne (« signe d’hiver » et donc là encore de mort), cette meurtrière affabule sur la vie de son père auprès de ces hommes juste avant de les éliminer, re-vivant inlassablement le drame de son enfance « meurtrie »… Elle vole de bras en bras, éternelle recherche d’une protection perdue, ses crimes semblant dès lors n’être que la manifestation de sa frustration…
« Tout le monde court après quelqu’un ».
A ses trousses, un mystérieux détective surnommé l’ «Œil», traumatisé également pour n’avoir jamais rencontré sa fille emportée par sa mère. Il va transposer ce manque affectif sur cette femme fatale qui aurait approximativement aujourd’hui l’âge de sa fille : il n’hésite pas à jouer au nettoyeur en cachant ici ou là certains des cadavres, comme un véritable ange gardien. Parlant à voix haute, s’inventant également de multiples confidents, cet homme semble également mettre en scène sa propre vie (jusqu’à sa mort…). S’il sort, s’il est « tiré » d’une œuvre de Marc Behm, ce détective est tout autant l’héritier des récits parodiques de Richard Brautigan (Un privé à Babylone) avec lequel il partage le surnom (L’œil) et le sens de l’humour («On ne m’a pas toujours appelé l’ « œil », avant on m’appelait l’« oreille »). Ses emportements et ses réparties fulgurantes en font un personnage à la fois sombre, comme fissuré, et attachant.
« Le meurtre sans recourir à des paroles s’exprime avec une merveilleuse éloquence.»
Ces deux êtres de chair et de sang mais également « personnages de fiction » au double sens (créatures qui ne cessent d’imaginer de fictives histoires affectives – l’une en recréant constamment l’histoire de son père, l’autre en s’imaginant avoir sous les yeux sa propre fille) s’épaulent en quelque sorte dans leur périple. Si l’un comme l’autre savent que la vie est une scène (ce n’est pas pour rien que le personnage joué par Adjani lit et relit Hamlet) et qu’il s’agit constamment de «jouer sa vie», ils parviennent à rendre leur monde chimérique plus touchant, plus troublant et plus émouvant que le monde réel. C’est sûrement en cela que le film demeure l’une des grandes réussites du « genre ».