Le Genou de Claire (1970) d'Eric Rohmer
Avant la projection de Ma Nuit chez Maud ce soir à Shanghai (oui si vous êtes trop loin, c'est trop tard), je révise mon Rohmer (consciencieux, le bougre) et je regrette d'autant de ne pas passer ce film qui est sûrement le plus réussi des six contes moraux (comme l'est Conte d'Eté pour les contes des quatre saisons, film avec lequel Le Genou de Claire partage ce découpage en journées, lors d'un mois de juillet). Petit hommage également au passage à Brialy, décidément omniprésent dans tous les films de la Nouvelle Vague (une page, une vague pardon, se tourne).
Toujours la même trame : la tentation d'un homme pour deux jeunes filles en fleur quelques semaines avant son mariage ; si cet ancien coureur est persuadé qu'il a trouvé la femme de sa vie, l'une de ses amies écrivaine, un poil démiurge, sous prétexte d'écrire un livre relatant l'attirance d'un homme mûr pour une jeune fille, va le mettre au défi. Elle semble surtout intéressée par le fait de faire plier ses principes, de tester SA morale (il n'y pas chez Rohmer LA morale, mais une morale propre que chacun se choisit). Elle s'amuse des petites histoires qui se tissent, plus ou moins artificielles, plus ou moins jouées entre cet homme et ces deux jeunes filles et des multiples analyses que donne le Brialy. Car on ne peut "jamais être sûr de rien", seuls l'inattendu, le petit grain de sable, sont au fond ce qui intéresse Rohmer, et même si ces personnages sont d'accord avec cette idée, ils ne cessent de chercher à s'en échapper, ou tout du moins à rester maître de la situation.
Brialy joue donc le jeu à la perfection, dans tous les sens du terme, jusqu'à ce fameux geste "expiatoire" sur le genou de Claire, un acte qu'il décrit comme le plus héroïque de sa vie (ah oui c'est pas la même notion d'héroïsme que dans un film avec Bruce Willis, on est d'accord), ou tout du moins comme le plus "volontaire", la volonté semblant dès lors symboliser tout ce qui va à l'encontre des principes de départ : en effet, Brialy passe son temps à justifier ses actes (le baiser donné à la première jeune fille, la main posée sur le genou de la seconde - il rappelle ainsi le Jean-Louis de Ma Nuit chez Maud ou même plus récemment le Gaspard de Conte d'Eté), en prétextant ici servir de cobaye à son amie pour expliquer les petites infidélités faites à ses propres principes. Il parle d'acte "volontaire" car à ses yeux il teste ainsi ses principes, se refusant d'être pris pour le dupe de ses principes (ce qui amuse bien sûr son amie écrivaine, la véritable tentatrice). La véritable gageure est donc bien le contrôle de ses désirs par rapport à une morale que l'on s'est soi-même imposée. Cette morale, est toujours sauve, car même à jouer avec le feu, les personnages rohmeriens finissent toujours par retomber sur leurs pieds - noyant toujours leurs actes les plus condamnables (par rapport à leur principe, vous me suivez, nan ?) par la parole.
Comme dans La Collectionneuse, Rohmer sait parfaitement capter les frémissements de la nature (d'autant que le temps au bord du lac d'Annecy est particulièrement versatile...) en accord avec la fébrilité de ses personnages (leur assurance n'étant jamais que d'apparence, le moindre petit souffle pouvant les faire basculer (leurs actes), avant qu'ils ne se reprennent (par la parole). A noter enfin un Luchini de 19 ans qui est déjà un peu gonflant. (Shang - 29/06/07)
Un film charmant et 100% Rohmer, en effet, qui pourrait représenter en quelque sorte l'archétype du style du maître en ces années 60-70. Ça parle, ça parle, ça parle, assis, debout, en se baladant, en faisant du bateau, en buvant des jus de fruits, au sommet des montagnes et sous des abris, ça parle de roses, de météo, d'enfance et surtout d'amour, d'amour et d'amour. L'amour, selon Rohmer est un infini badinage, un jeu sophistiqué et bourgeois de maître et d'esclave, de dominant et de dominé; qui passe par le Verbe avant tout. Quand cet amour devient physique, dans la seule scène silencieuse du film, c'est magique : la pluie qui tombe, deux êtres parlent, un domine l'autre, puis soudain le silence, et la baise, symbolisée par un minuscule geste d'une audace folle : la main de Brialy sur le genou de Claire, moment d'un érotisme total, où la parole se suspend enfin pour cristalliser l'instant. Ce fameux genou obnubile en effet le personnage de Brialy, qui en fait le symbole de son désir pour Claire : il y a quelque chose de Maupassant dans sa façon de décrire cette obsession, à la fois intellectuelle et sensuelle ; et il y a aussi quelque chose comme la définition du cinéma (celui de la Nouvelle Vague en particulier), le focus sur un détail pour exprimer tout un être, le gros plan comme figure esthétique essentielle. Il y a ainsi une foule de "détails" qui deviennent autant de motifs purement cinématographiques dans le film : la barbe de Brialy, la balle de tennis évoquée par l'écrivain, les mille petits contacts physiques entre Brialy et celle-ci, les cerises,... Malgré le côté très bavard du film, qui pourrait faire penser qu'on est dans le théâtre filmé, Le Genou de Claire est un film de cinéma total, qui tient compte des obsessions de son auteur, des perversités en quelque sorte du cinéma, de sa façon de focaliser sur des détails, d'en dire beaucoup plus par eux que ce que les dialogues infinis nous disent.
Le scénario n'est pas pour autant anodin. On a l'impression d'une adaptation en langage moderne d'une pièce de Marivaux, avec cette "princesse" désoeuvrée qui tire les ficelles de l'intrigue (et qui pourrait aussi être une représentation de Rohmer lui-même), son amoureux secret qui s'amuse à suivre ses ordres et finit par être troublé par eux, la mère vieillissante, l'amoureux un peu cruche (ah moi j'aime beaucoup Lucchini chez Rohmer, il est comme un poisson dans l'eau) et les jeunes filles en fleurs : Claire, peut-être le personnage le plus transparent (seul son genou est intéressant en tant que pur "objet"), et surtout la petite Béatrice Romand, déjà parfaite et déjà rohmeriennissime, en charge de la perversité, de la légèreté, de la rouerie de la jeunesse. Brialy se promène entre ces personnages tel un Casanova un peu fatigué (un Casanova qui va se marier avec une femme dont on ne voit que la photo, mais qui promet d'être dure et difficile à vivre), badinant avec l'amour comme on passe le temps de l'été, jonglant entre cruauté et élégance, intellectualisme et ridicule. Le film est un passionnant jeu de séduction qui n'a pas d'importance, tout le monde finira par retourner à ses activités sans que quoi que ce soit n'ait changé, et c'est très bien comme ça. Rohmer nous raconte que la vie est légère, mais pleine de moments extraordinaires (une main sur un genou), et on est prêts à le suivre jusqu'au bout du monde là-dessus. (Gols - 02/02/18)
L'odyssée rhomérique est là