La Dolce Vita de Federico Fellini - 1960
Comme le disait récemment mon collègue à propos d'un autre film (que je n'aime pas beaucoup, mais j'évite la bagarre), revoir un film pour la 1000ème fois peut amener de nouvelles émotions, une nouvelle façon de le regarder. Je n'avais pas regardé La Dolce Vita depuis au moins deux ans, et j'en gardais les mêmes images que tout le monde : l'impression floue d'un "tourbillon de la vie" (je cherche) parfaitement maîtrisé, baroque, échevelé. J'en gardais les scènes célèbres du bain dans la fontaine, de l'apparition de la Vierge, de ces nuées de paparazzis entourant des filles légères, de ces fêtes interminables et hystériques.
La Dolce Vita, c'est effectivement ça, pendant une heure. Mais finalement, c'est la partie la moins intéressante. Attention, c'est du génie pur, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit : une nouvelle fois, Fellini bluffe totalement par sa maîtrise de l'espace, sa gestion des 10000 figurants bariolés qui envahissent littéralement l'écran, ses rythmes de fou furieux qui se brisent sur des scènes comme suspendues dans le silence, son montage infernal entre images et musique. C'est immense, mais disons que c'est ce que Fellini sait faire, c'est ce qu'on retrouve dans nombre de ses films, d'Amarcord à Intervista.
Mais ce qui cloue le plus, et ce qui fait définitivement entrer La Dolce Vita dans les 5 ou 10 plus beaux films de l'Histoire, c'est ce brusque virage que prend la trame au bout de cette première heure hystérique : à partir de la séquence de l'arrivée du père de Marcello à Rome, l'énergie effrénée se transforme brusquement en tragédie totale. Dès lors, le film nous entraîne inéluctablement vers l'horreur la plus totale, l'enfer pour ainsi dire. Le monde superficiel décrit par Federico devient de plus en plus noir, de plus en plus morbide, si bien qu'on en vient à assister, à l'instar d'un Bunuel par exemple, à la décrépitude d'une société de consommation uniquement tournée vers la futilité et la joie de vivre. La dernière fête nous montre des cadavres debout, dansants, ricanants dans l'effondrement du monde. Voilà qui devrait calmer les gusses qui pensent que Fellini est le cinéaste de la fête : ce film-là est tourné vers la mort, et devient de façon infiniment subtil un plaidoyer métaphysique sur la déchéance. Mastroianni semble avoir tout compris de ce que visait son mentor : son jeu est poignant, d'une richesse infinie, du journaliste profiteur à l'amant violent, de l'amoureux transi au dandy grimaçant.
La grande force du film réside entre autres dans le fait de pas asséner cette moralité de façon didactique. La Dolce Vita reste un film infiniment émouvant, ravageur même dans ses dernières minutes (une scène au bord de la mer où Marcello dit adieu à la simplicité des choses d'un simple geste de la main), et dans nombre de scènes rentrées, violentes, intimes (la mort de Cuny est une école de pudeur et de sensibilité). La symbolique inspirée de la raie géante qui s'échoue sur le sable à la fin finit de vous briser le coeur. Jamais Fellini ne retrouvera ce fragile équilibre entre sexualité baroque et tragédie antique. Ce film est sa pierre d'angle, son manifeste, son autoportrait. On hurle de joie devant la splendeur de sa mise en scène (travellings d'une fluidité parfaite, plans d'ensemble englobant les espaces dans un mouvement symphonique), et on pleure devant ce fond abyssalement désespéré. Ce film touche directement aux tripes. Je suis ravagé.
Je ne saurai que conseiller de façon insistante à notre lecteur karamzin de revoir ce chef-d'oeuvre pour réviser ses opinions douteuses sur le cinéma italien. Et remercier le jury de Cannes 1960 d'avoir donné la Palme à La Dolce Vita (je dis ça parce que Henry Miller était dans le jury cette année-là, juste pour signaler qu'il avait du goût).