La Fête et les Invités (O slavnosti a hostech) (1966) de Jan Nemec
Petite perle de la Nouvelle Vague tchèque, bannie à jamais dans son pays d'origine (ce qui est souvent le signe des chefs-d'oeuvre), une démonstration d'une rare subtilité sur l'habileté de l'homme à s'adapter à un quelconque système politique autoritaire. L'art de Nemec, c'est de ne jamais chercher à forcer le trait sur la violence physique (juste quelques chahutages ici ou là, "juste pour rire gamin") mais de montrer à quel point il est facile psychologiquement de dompter peu à peu les pauvres hères que nous sommes.
Ca commence gentiment avec un petit déjeûner sur l'herbe à la campagne, entre couples, les dialogues fusant sans jamais qu'ils semblent forcément se répondre l'un à l'autre, phrases souvent banales comme vidées de toute substance (on pense presque à du Ionesco dans cette enfilade de clichés), puis on enchaîne avec un petit passage sensuel sur des femmes se lavant et s'habillant au bord d'une rivière... tout cela est bien champêtre ma foi. Les couples se rendent à l'anniversaire d'un de leurs amis et le premier hic apparaît lorsqu'ils se retrouvent entourés d'une bande assez louche qui leur force un peu la main pour qu'ils se rendent en terrain découvert; une banale table est posée derrière laquelle prend position le curieux Rudolph qui sans intenter directement un véritable procès, maintient une pression sourde par ses remarques tranchantes: les hommes et les femmes se mettent en ordre, un cercle les entoure duquel ils ne doivent point sortir, si ce n'est en franchissant la porte symbolisée par deux pierres. Si l'un des hommes tente de s'enfuir - vite rattrapé par les hommes de mains qui le mettent "tranquillement" à terre, un des hommes à lunettes rentre dans le jeu de Rudolph en consentant peu à peu à toutes ses remarques - plus ou moins futiles. Une tension s'installe qui ne se détend qu'à peine à l'arrivée de l'hôte qui tente de les rassurer (Rudolph est son nouveau "fils adoptif", on ne peut s'empêcher de faire un lien avec une quelconque police secrète obéissant à l'homme de pouvoir) et les femmes sortent du cercle en ayant soin de bien passer par la porte...
Tout ce petit monde se rend ensuite à un banquet, l'homme qui ronchonne est placé près de l'hôte (toujours garder à vue les dissidents éventuels), l'ambiance n'est pas au grand discours (aucun speech n'est fait, comme s'il n'était même pas la peine de se baser sur une quelconque doctrine) mais tout le monde pour peu qu'il ait à boire et manger semble se contenter de la situation (l'opium du peuple?). Seul un homme, muet jusque là parmi les couples du départ, s'est discrètement fait la malle, ce qui a le don de perturber leur bienveillant hôte. Il y a une scène soudaine de brouhaha et de va-et-vient, chacun se rendant compte qu'il n'est pas vraiment assis à sa place mais cela rentre rapidement dans l'ordre comme si tous les convives étaient finalement interchangeables. Une traque sera organisée - avec berger allemand - pour retrouver la trace du "fuyard", toujours dans une relative bonne humeur, comme si chacun s'était fait une raison en trouvant inacceptable que quelqu'un ne puisse pas venir "s'asseoir à la table".
Il serait presque réducteur de n'y voir qu'une critique du communisme tant il semble bien que la capacité de l'homme à s'adapter à une quelconque condition, à un quelconque gouvernement, par opportunisme ou par volonté de conciliation, soit on ne peut plus que jamais d'actualité. Beaucoup moins démonstratif qu'un Zelig de Woody Allen, Nemec parvient en à peine un peu plus d'une heure à décrire tout le processus d'intégration d'un quelconque groupe sous une autorité qui les garde à l'oeil. Objet cinématographique rare (les décors, les costumes, le soin apporté à chaque petit détail sur cette table de banquet - il me semble avoir aperçu un scarabée/cloporte sur la table, Kafka n'est pas si loin) d'une immense portée politique, il s'agit d'un véritable bijou ciselé, d'une grande pureté, qui ne traite jamais son sujet de manière frontale, toute liberté d'interprétation étant laissée au spectateur. La collection "Second run dvd" a décidement le don pour dénicher de petites merveilles.