Au Travers des Oliviers (Zir e Darakhtan e Zeyton - زیر درختان زیتون) d'Abbas Kiarostami - 1994
C'est un long combat avec mon collègue co-auteur de ces pages, mais je confirme inlassablement : Kiarostami est le plus sensible, le plus moderne, le plus intelligent cinéaste vivant. Et Au Travers des Oliviers est un des plus beaux films du monde, un de ces films secrets qui font une cinéphilie intime, un de ceux qui font comprendre le monde aussi bien que la technique cinématographique. Au bout de plusieurs visions de ce chef-d'oeuvre, je suis toujours aussi bouleversé par la richesse des films d'Abbas.
C'est une perfection à tous points de vue : le film est aussi touchant que maîtrisé, aussi simple que complexe. En revenant sur les lieux de tournage du déjà primordial Et la Vie continue, Kiarostami s'arrête sur un jeune couple en train de se former. Il raconte la naissance laborieuse d'un amour, en même temps que le quotidien d'un pays qui a du mal à se relever d'un tremblement de terre, en même temps que le portrait 'un film en train de se faire. Au niveau technique, la réussite est totale, tant dans ses mises en abîme incessantes absolument bluffantes (on ne sait plus qui filme, si on est dans un plan du film-dans-le-film ou dans la vraie vie), dans ses audaces (répétitions inlassables du même plan, travellings filmés d'une portière de voiture, cadres toujours originaux, amateurisme des "acteurs"), et surtout ses plans séquences déraisonnablement longs : le dernier plan est un des plus grands du cinéma, 4 minutes pour construire un amour ; dans une nature qui submerge l'écran, on aperçoit deux petits points blancs (les amoureux), et seule la musique arrive à nous faire comprendre la réussite de cet amour, c'est d'une beauté à couper le souffle. Kiarostami est un des plus fins observateurs de la nature, et ses jeux d'ombre et de lumière, ses "décrochages" sur la beauté d'un écho, sur une de ses fameuses petites routes tortueuses, sur une forêt d'oliviers, sur un nuage qui passe, sont splendides d'attention. Quand il filme les gens, c'est pareil : les enfants sont magnifiés par une caméra fixe qui reste sur la moindre de leurs expressions ; les vieux sont acceptés dans toutes leurs variétés ; les "adultes", eux, sont soigneusement placés hors-champ. Les cadres de Kiarostami ont fait sa gloire, et c'est justice.
Au niveau du scénario, simplissime, on est là aussi dans le génie pur. C'est pas grand-chose, cette petite bluette mignone sur fond de tournage de cinéma. Mais c'est tout simplement la vie, la déclaration d'amour d'un cinéaste à son pays et à ses habitants, un cinéaste certes sec et exigent, mais un cinéaste d'une sensibilité à fleur de peau, qui ne se laisse jamais déborder par une artificialité de sentiments. Tout est juste, senti, fort. D'un simple dialogue entre une petite vieille austère et un jeune homme malheureux, Abbas fabrique un moment de suspense psychologique ; d'un simple regard d'une adolescente à son prétendant, il raconte l'amour et l'espoir. On pourrait citer tous les plans d'Au Travers des Oliviers : la petite fleur symbole d'innocence juvénile que trimballe la jeune fille, les beaux regards interrogateurs des enfants fascinés par le cinéma, le bois sombre où le jeune homme tente de convaincre une vieille de son amour pour sa petite-fille, le plateau de thé qui passe de main en main jusqu'à ce qu'il n'y ait plus que deux tasses symboles d'un amour refusé, la tente de fortune où une mini-société s'organise après le chaos... Tout est à sa place, parfait dans la forme, hyper-sensible dans le fond. Au Travers des Oliviers est le plus beau film du monde.