Femmes et Voyous (Hijosen no onna) (1933) de Yasujiro Ozu
Pendant que les Chinois filment la route, Ozu enchaîne les chefs-d'oeuvre. Film muet (un de ceux qui restent donc parmi la vingtaine de ses films perdus), Femmes et Voyous propose une variation sur la jalousie et l'amour à la vie à la mort à la Bonnie and Clyde sauf que là, l'espoir est de mise.
Tokiko est un petit bout de femme que convoque le fils de son patron : il lui offre rubis sur ongle (au sens propre) mais celle-ci, si elle accepte le cadeau, ne lui permet rien de plus, ne lui fait aucune promesse. Elle est en fait acoquinée avec Joji, un ancien boxeur qui, avec ses hommes de mains, vivent de malversations. Un petit jeune, poids plume au gauche bien affuté, veut rejoindre le clan, mais c'est sans compter sur sa soeur protectrice, Kazuko (Sumiko Mizukubo, une poupée de porcelaine) qui demande à Joji de le renvoyer à ses études. Le dur à cuir obéit, sous le charme de cette apparition nocturne (on le comprend, fusil)... Il commence d'ailleurs à devenir mou du genou en repensant à cette hallucination, et c'est la grosse scène de jalousie avec sa douce et tendre - celle-ci n'y va pas par quatre chemins, prend un flingue (aussi rare chez Ozu qu'un Noir chez Woody Allen...) et entreprend d'aller lui régler son compte. Seulement, une fois en présence de la poupée de porcelaine, elle hésite, lui parle, tombe sous le charme et range son arme (et on la comprend... ben oui, je me répète). Retour à la maison, des fringues volent, des valises se ferment, des portes claquent, c'est la séparation... Si Tokiko s'épanche trente secondes avec le fils de son boss, rapidement elle fait machine arrière et revient à la casa ; quant à Joji, plutôt que de se saouler la tête, il commande dix verres pour les casser les uns après les autres (ça permet un meilleur réveil, c'est plutôt pas bête). Ils se retrouvent finalement chez eux, chacun mettant de l'eau dans son vin et décidant de repartir du bon pied, ensemble. Joji veut cependant tenter un dernier coup pour rembourser les dettes de ce bâtard de frère de Kazuko qui a piqué dans la caisse, dans le magasin de sa soeur, et a déjà perdu une bonne partie au billard... Toki et Joji braquent le fils du patron qui fait beaucoup moins le malin. Mais là Tokiko, dans un accès de lucidité, décide de ne pas prendre la fuite et demande à son Joji de se laisser arrêter, pour pouvoir tout reprendre à zéro après quelques années de prison... L'autre, pas fou, veut se barrer, et comme elle est plutôt têtue, elle lui tire une balle dans la jambe ; les flics les arrêtent en douceur, leur idylle pourra recommencer sous de meilleures auspices.
Bon je me flingue un peu à résumer l'histoire, même si l'intéret demeure tout autant chez Ozu dans son sens du cadre et du montage : tout est parfait, et je dis pas ça pour faire le malin, tout tombe au millimètre, chaque plan s'impose comme une évidence, chaque insert ou gros plan est légitimé... c'est fracassant. Il y a quelques courts travellings cadrés uniquement sur les jambes des personnages qui sont d'une beauté!!! (ainsi l'on suit les pas de Tokiko se résolvant à aller vers Kazuko pour lui faire une bise plutôt que de lui tirer une balle - l'on devine par la suite le coup de la bise car celle-ci se touche la joue - et ce plan de quelques secondes sur ses jambes est une merveille de poésie - seul Mizoguchi dans L'impératrice Yang Kwei-fei réalise à la fin du film un plan aussi magistral). Il y en a trois ou quatre comme cela dans le film, assez impromptus, tout comme ces quelques gros plans sur les mains des deux héros lorsque le policier leur passe les menottes et fouille dans leur poche - toute la fin du film d'ailleurs est magnifique, avec ces plans fixes sur les policiers qui font signe à chaque coin de rue que la recherche est terminée ; puis la caméra s'arrête sur une pelote de laine qu'un policier vient de jeter à terre en quittant l'appartement, enchaîné avec d'autres plans fixes sur le désordre de l'appart puis enfin sur la fenêtre d'où l'on voit le jour se lever... AHLALALA mazette. Bon on va pas en faire des tonnes non plus, Ozu est le plus grand, que voulez-vous ? (Shang - 28/11/06)
Ah on est bien d'accord, c'est un petit trésor, rempli de minuscules trouvailles de mise en scène d'une discrétion totale. Ozu place sa caméra systématiquement là où il le faut, et la fait bouger toujours avec justesse et mesure (ces deux très beaux travellings autour d'une théière, comme une nature morte en mouvement). Ce n'est jamais dans l'esbroufe, toujours au service du sentiment, comme ces très beaux plans de fin, effectivement, qui montrent un couple se disloquer : ils sont serrés l'un contre l'autre, comme un seul corps, les flics accrochent des menottes à deux bras et tirent lentement chacun de son côté, et ce couple qui se sépare est filmé comme un déchirement physique ; mais alors que le mélo menace, Ozu enchâine aussitôt avec des scènes calmes, quotidiennes, presque lumineuses, sur ces flics qui reprennent leur rythme normal de taf. Une sorte d'équivalence aux splendides plans sur des lieux vides, sur des objets, que le maître place en parenthèse de ses scènes, pour refermer un chapitre, montrer le temps qui passe, ou laisser une respiration. Ozu place toujours ses personnages par rapport à ce qui les entoure, à l'image de ce plan d'ouverture très habile : un travelling latéral sur des chapeaux pendus à des patères, puis le même travelling sur des employés qui tapent à la machine ; quand la caméra s'arrête sur un chapeau qui tombe de son crochet, on voit en même temps un personnage suspendu dans son travail : il y a de l'amour dans l'air. Subtil.
Côté scénario, c'est vrai que je suis un peu moins convaincu que mon camarade. Notre nippon fait ici complètement allégeance au film noir américain, respectant scrupuleusement chaque code du genre. Il y perd un peu en identité, comme s'il voulait copier les films hollywoodiens qu'il a vus et s'éloigner de sa propte culture, de son propre univers. Certes, il a toujours fait des clins d'oeil vers les USA, mais Femmes et Voyous semble bien être son film le plus américain, et donc le moins japonais. Du coup, c'est cousu de fil blanc, très sage dans la construction. Cela dit, il y a pas mal de pointes d'humour qui atténuent le côté typiquement noir ou typiquement mélo de la trame (les gars qui massacrent un voyou dans l'arrière-salle, bagarre que l'on suit uniquement grâce au regard de ceux qui sont dans la pièce à côté). Mais on préfère quand même quand le gars garde ce qui est bien dans les autres cultures mais sait rester dans la sienne. A part cette réserve, d'accord avec mon Shang d'il y a 10 ans : c'est superbe. (Gols - 25/07/15)
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