LIVRE : Loin d'Eux de Laurent Mauvignier - 1999
Très belle idée que celle d'écrire un roman polyphonique sur les difficultés de communiquer - difficultés inter-générationnelles (un fils et ses parents) ou au sein d'un couple. Mauvignier donne la parole à tour de rôle à ces multiples protagonistes : ce père, Jean, incapable d'une attention, d'une parole positive envers son fils mais qui au fond...; cette mère, Marthe, possessive qui vit suspendue aux lettres de son fils sans jamais parvenir à comprendre ce qu'il ressent au fond...; Gilbert, le frère de Jean, toujours là pour jouer le soutien de fond ; Geneviève, sa femme, qui prend plaisir à médire, à lire le courrier de sa fille mais pas si méchante que ça au fond ; cette fille justement, Céline, qui crève de partir loin d'eux, qui ne parvient à être comprise, au fond, que par Luc, le héros suicidé de l'histoire, celui dont le mal-être n'a pu être vaincu, celui qui finit par échouer tout au fond, "mort (...) des mots enfouis". Difficultés à mettre en mots ce que l'on ressent, à prononcer ses phrases qui traduisent une véritable affection, comme si seule une petite voix intérieure était à même de traduire le fond de nos pensées.
L'écriture quelque peu tortueuse, noueuse, de Mauvignier - phrases hachées par la ponctuation, par de subtiles inversions de mots, mais qui au final semblent couler de source comme extraites directement à la sortie du cerveau - traduit parfaitement ces hésitations de l'âme, ces tourments à vouloir se faire comprendre, cet abattement à rarement y parvenir. Les multiples coups de gueule de Luc - devant la réaction de ses proches à la mort du mari de Céline ("...vous fabriquez sa mort pour qu'elle vous convienne juste, juste qu'elle soit taillée à vos mesures et donne à vos vies le relief qu'elles sont, seules, incapables de modeler".) - ou encore dans la capacité de la "bande des quatre" à juger le comportement "particulier" de Céline après la mort de son époux ("Vous êtes qui, vous quatre, pour juger le monde et vos enfants et sanctionner d'une petite moue de dégoût, pas grand-chose votre façon de sanctionner, un nez qui se relève au bon moment, et ça suffit pour dire tout le mal que vous pensez, vous, vos vies sans rien de vivant qui regardent le monde et le jugent et le sanctionnent et jacassent dessus comme à le grignoter sans vous-mêmes lui avoir jamais rien donné") - viennent parsemer ce roman qui prend toujours plus la tournure d'une incompréhension de part et d'autre que d'un réglement de compte. Car ses parents, finalement, ne sont pas de si mauvais bougres, ils vivent peut-être tout simplement plus au conditionnel qu'au présent, à l'image de cette pensée de Marthe qui évoque la possibilité que son fils ait échappé à la mort : "...il va s'en sortir, et dès lors après il reviendrait habiter chez nous, à la maison, et plus jamais on ne se disputerait pour rien, enfin tous les trois nous aurions les mêmes mots, et enfin on se dirait les vraies choses d'amour."
Mauvignier, une partie de l'avenir du roman français est entre tes mains. On peut aussi se demander si la littérature française continuerait d'exister sans "Les Editions de Minuit"... (Shang - 21/11/06)
Maintenant qu'on connaît les autres oeuvres de Mauvignier, il est bon de revenir à son premier livre, d'autant que ça permet aussi de relire les bons vieux articles du compère Shang. C'est indéniable : dès cette première oeuvre, le ton-Mauvignier est là, aussi bien dans l'écriture que dans le fond. C'est à la famille qu'il s'intéresse ici, la famille en tant que corps autarcique, fermé sur lui-même. Peu d'ouvertures effectivement sur le monde extérieur dans ce drame étouffant enseveli sous les mots (ceux qui sont dits et surtout ceux qui ne le sont pas), ce qui permet à l'auteur de développer sa thématique fétiche : décrypter une communauté, montrer en quoi elle est sclérosante et engloutit ses membres. C'est Luc qui en fera les frais, lui qui sera mené au suicide par manque de communication, avec ses parents, avec sa cousine qu'il aime sûrement en secret, avec les autres aussi (une jeune fille qui fréquente le bar où il est serveur en représentatrice de ce monde extérieur). Mauvignier aime réunir ensemble des gens pour mieux faire exploser leurs liens par la suite : Loin d'eux en est le plus bel exemple. Il met une minutie extrême dans la description de ce qui relie ce petit groupe l'un à l'autre, les liens d'affection, d'amour ; puis il en démonte de manière presque sadique les fonctionnements.
Sadique, peut-être un peu, mais en tout cas profondément humain. Je me méfie comme de la peste de la psychologie, mais là force est de reconnaître que le bougre rend ses personnages hyper crédibles, trouvant une façon de raconter leur monde extérieur qui touche toujours juste. Ca se fait dans une tentative stylistique assez audacieuse : peu de différences dans l'écriture selon les différents personnages qui prennent la parole, parti pris qui paye, puisque on a l'impression d'une même voix à plusieurs têtes, pour ainsi dire, encore une fois d'un corps complet qui s'est désintégré. C'est très fort. Le style passe par un vrai creusement de la langue, par une sorte d'épuisement même, avec cette ponctuation infernale, ces phrases qui se retournent sur elle-même, cette avalanche de mots sans respirations qui s'abattent sur nous. Pour prouver l'inanité des mots et l'échec de la communication, il fallait quand même oser. On est en tout cas littéralement avalé par ce bouquin, qui montre d'entrée de jeu qu'une nouvelle voix est née, et pas la plus dégueulasse. La suite confirmera. (Gols - 16/01/15)