Bamako d'Abderrahmane Sissako - 2006
Si vous allez voir Bamako pour voir un film politique sur les responsabilités de la Banque Mondiale, du FMI ou du G8 dans la misère des Africains, n'y allez pas. Contrairement à ce que disent les critiques, le film est assez décevant de ce côté-là, en tout cas pour le néophyte en économie mondiale. Pourtant, le dispositif est en ce sens plutôt ingénieux : Sissako istalle en pleine ville une cour de tribunal (dans une cour de maison, d'ailleurs), et confronte ceux qui ne se confrontent jamais : d'un côté le peuple malien dans le rôle de la partie civile, de l'autre donc le FMI dans le rôle des accusés. Mais malgré la qualité des témoignages, très émouvants pour la plupart (avec une préférence pour la vibrante plaidoierie de William Bourdon qui devrait vous dégouter de la mondialisation définitivement), on reste à côté du sujet : pas assez profond ? ou au contraire manquant de véritables repères pour faire le lien entre la lourdeur de la dette africaine et le pression des grands états ? En tout cas, on est émus, touchés par cette odieuse politique, mais sans en saisir les véritables causes, sans comprendre vraiment les liens économiques entre les deux parties. David Rappaport (à ma connaissance anti-mondialiste de base) joue avec malice l'avocat de la défense, il est odieux et ridicule. Mais justement : n'y aurait-il pas eu plus d'intérêt à faire interpréter l'avocat par un vrai gars convaincu du bien-fondé de la mondialisation? Tel quel, le film, et on le comprend, est absolument partial dès le départ, ce qui est un peu dommage dès lors qu'on veut parler de politique.
Par contre, Bamako est loin d'être seulement un film à thèse. Autour de ces plaidoieries, Sissako filme les Africains, dans leur quotidien le plus banal. Il filme des gens en train d'écouter les discours du tribunal, il filme leurs réactions, leurs petites phrases. Il filme également une histoire d'amour mignonette et triste comme tout. Il filme des chiens morts dans les cabines téléphoniques, des enfants qui traversent la cour avec leurs chaussures à la mode, des femmes qui allaitent leur bébé, des gars qui traficottent. Il filme la corruption banale, les regards, les absences. Et là, dans ces moments hors du débat, il touche très juste. Voilà qui change des clichés sur l'Afrique habituels : ici, pas de grosse mamma qui dansent en boubou, pas de Peugeot dégueulasse et trafiquées, rien de tout ça... L'Afrique, dans son appartenance au monde moderne. Il y a ceux qui s'intéressent aux débats, ceux qui coupent l'ampli, ceux qui traversent ça avec une indifférence totale, ceux qui continuent leurs trafics. Le réalisateur n'a pas de pitié pour son peuple, malgré la grande bienveillance de l'ensemble.
Là où Sissako excelle le plus, c'est dans les curieux moments de "suspension" du récit qui jalonnent le film. Après chaque témoignage glaçant, il arrête ses tableaux, laisse tourner le temps, et pose simplement son regard. Le film est comme troué par ces rythmes lents et étranges, par ces digressions improbables (on a même droit à un western avec Danny Glover et Elia Suleiman au mileu). Deux moments surtout sont fascinants : une jeune femme qui danse un slow minable dans un dancing non moins glauque (là, la détresse, la vraie, apparaît en plein) ; et surtout une longue parenthèse où un vieux paysan se lève subitement au fond du tribunal et "chante" une sorte de complainte de colère sublime. Cette partie est la seule à ne pas être sous-titrée : Sissako a compris le pouvoir simple et direct d'un visage en colère, d'une voix rocailleuse, d'une présence. Pas besoin de comprendre la langue pour comprendre tout le désarroi et le désespoir de ce vieux. Magnifique.