La Moustache (2005) d'Emmanuel Carrère
To shave or not to shave that is the question.
Emmanuel Carrère signe un très beau film en nous emmenant dans un jardin aux sentiers qui bifurquent.
Les premières scènes où éclate toute la fierté de Marc (Vincent Lindon, excellent) d'avoir pris la décision de s'être rasé la moustache sont rapidement suivies d'un grande période de désarroi lorsqu'il se rend compte que sa femme, ainsi que ses amis, ne remarquent rien. Ce qui avait commencé dans la comédie nous amène peu à peu dans le rire grinçant pour ne pas dire le trouble. Le spectateur se retrouve d'autant mal à l'aise, qu'à l'image d'un Spider de Cronenberg, Carrère nous met à la place du personnage principal: comment c'est possible, nom de Dieu, que personne ne remarque rien! Comme sa femme ne semble aucunement en mesure de comprendre tout ce que Marc tente de lui expliquer ("Où as-tu mis les photos de Bali ? -Quelles photos de Bali ?") on se dit que l'on assiste à la lente dégradation d'un couple, où plus rien ne marche, où les sentiments ont laissé la place à l'incompréhension...
Mais pas forcément, peut-être assiste-t-on tout simplement à une plongée dans la paranoïa - comme chez Cronenberg -, ou à la façon d'un Eternal Sunshine of the Spotless Mind à la perte progressive de la mémoire affective d'un homme ("Mon père est mort? - Oui, l'an dernier."), à son aliénation, à une récession définitive. C'est en tout cas ce que laissent à penser les gros plan sur Marc avec, en surimpression, les images de la machine à laver qui tourne, son réveil en position foetale, le nom même de sa résidence "le bateau Lavoir", la pluie diluvienne au dehors qui efface tout...
Et puis pffiut, nouveau changement de cap, Marc décide de s'embarquer sur un coup de tête pour Hong-Kong... Se perdre aux confins du monde pour pouvoir mieux se retrouver [quoi?]. Peu à peu, on le voit revivre lorsque 3 étudiantes chinoises l'observent, son regard reprend de l'éclat, "si j'existe dans les yeux des autres, pense-t-il, c'est que je suis"; il entreprend de reprendre 47 fois le même ferry, dans un sens et dans un autre comme pour se remettre à flot, avant de décider de s'enfoncer encore plus profondément dans l'arrière pays. Ici, la routine semble lui apporter un nouvel équilibre, il se relaisse pousser la moustache, on le pense libéré de ses obsessions, de ses troubles, il n'est plus en enfer, il n'y a plus les autres.
Et puis patatra, alors qu'il revient paisiblement à l'hôtel, sa clé a disparu, sa femme l'attend dans sa chambre comme si elle avait toujours était là. Enfoiré de Carrère, on se dit, qui se prend pour Lynch: alors que j'avais tout compris, réussi à assembler le puzzle à cinq minutes de la fin (Lost Highway grrrrrrrrrrr) il fait tout exploser. Aussi perdu que Marc, on se demande ce qui va bien pouvoir arriver, le monde des possibles est à nouveau infini... Il a une moustache, et ben tiens, ça manque pas, il se la rase... Et là, cette fois-ci, sa femme le remarque... Peut-il s'endormir sereinement quand il sait très bien qu'il s'était enfui seul (la carte postale, qu'il souhaitait envoyer à sa femme lors de son arrivée en Asie et qu'il retrouve dans sa veste, le prouve bien), doit-il faire table rase et recommencer à zéro? Le spectateur doit-il rester dans le noir de la salle ou doit-il sortir en sachant qu'il ne tire d'existence réelle que dans la présence et les regards des autres ?
Vous ne vous raserez plus jamais en tout cas sans vous poser de question.