Key Largo de John Huston - 1948
Nom de Zeus, ce film est une pure merveille. Jamais revu depuis mon adolescence fiévreuse et insomniaque, il me laisse pantelant, je vous promets que je suis au bord de la syncope.
C'est une tragédie grecque : dans un monde qui part complètement à la dérive, physiquement (la tempête fait rage) et moralement (la société est livrée aux tueurs), un groupe de gangsters prend en otage des gens dans un hôtel. On comprend bien vite que deux mondes s'affrontent : celui du gangstérisme démodé, représenté par un Edward G. Robinson dégoulinant de sueur et effrayé par l'orage, nostalgique de la Prohibition et tout en lâcheté ; celui du meurtre d'état (on est en 1948), représenté par un Bogart plus fatigué et amer que jamais, qui porte le poids du monde sur ses épaules. Le "reste du monde" est constitué d'infirmes (sublime Lionel Barrymore), de femmes alcooliques (Claire Trevor obtient le rôle de sa vie, et je dis ça en sachant qu'elle a joué dans Stagecoach), ou d'opprimés (les Indiens). Le but du jeu sera de savoir lequel des deux univers va grignoter l'autre : y a-t-il encore une morale dans une société abandonnée au meurtre ? La vie d'un homme vaut-elle le coup d'être sauvée ? Unité d'action, de temps (de la fin de journée à l'aube) et (presque) de lieu : tout ça se terminera par une fenêtre ouverte sur le soleil, un sourire inoubliable de Bacall accompagnée doucement par la caméra, et par un message d'amour à l'humanité émouvant à mort.
Huston est un des plus grands, ça on le savait. Si on veut avoir un aperçu de ce qu'il savait faire, alors il faut voir Key Largo. Tout Huston y est, et dans son meilleur : cette façon incroyable qu'il a de planter un personnage en quelques secondes : un mot, un geste, un costume, une façon de porter sa clope, et on connaît tout d'un personnage depuis son premier rot à aujourd'hui ; sa direction d'acteurs, éblouissante (tous les personnages, tous, même le petit figurant là-bas au fond, sont pensés, épais, crédibles, touchants); cette façon de filmer doucement les choses, modestement, attentivement, au plus près de ses acteurs et du rythme ; cette amertume romantique mais virile ; son infinie subtilité pour parler de choses graves (en l'occurence, la responsabilité, l'espoir, la fierté) sans jamais se la péter, en faisant du spectacle... Il y a tout le cinéma américain dans Key Largo. On voudrait tout citer, la scène centrale de la chanson qui m'a fait hurler de bonheur, le regard de Bacall qui change en une fraction de seconde quand elle découvre que son Humphrey est un héros, le chewing-gum du sbire de Robinson, la lumière qui évolue lentement en épousant les rythmes de la tempête...
A la fin du film, je me suis levé pour applaudir. J'avais l'air con, mais quand c'est d'une telle beauté, qu'importe l'orgueil ?