LIVRE : Chroniques martiennes (The Martian Chronicles) de Ray Bradbury - 1950
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Mais comment, dites-moi, comment avais-je pu penser que Chroniques martiennes était chiant et dépassé ? Je l'avais lu à 14 ans et telle avait été mon opinion. Mais à le relire aujourd'hui, vous me trouvez sidéré par la puissance évocatrice de ces pages, par leur mélancolie et leur humour, par les prophéties tout à fait judicieuses qu'il déploie, par la profonde poésie douce et triste qu'il donne à lire. Bref : bien que peu adepte du genre, j'ai adoré ce livre de science-fiction. Bradbury y imagine une épopée martienne qui, dès le début du livre, démarre en plein dans le vif du sujet : on est en 1999, et la première expédition part sur la Planète rouge. Dès cette première nouvelle, l'auteur choisit son angle : la quasi-totalité des textes se dérouleront sur Mars, la Terre étant réduite à une vague étoile lointaine sur laquelle semblent se dérouler des horreurs (guerre totale, catastrophes écologiques), et ce nouvel Eldorado apparaissant comme une voie d'issue à la disparition programmée de cette bonne vieille planète bleue. Par étapes successives, de 1999 à 2026, on voit donc les premiers pas de l'homme sur le sol martien, sa rencontre avec les autochtones (car oui, Martien il y a), leurs rapports plus ou moins harmonieux, puis l'extinction progressive des Martiens, l'hégémonie terrienne, puis l'exil de ces derniers, qui regagnent la terre ravagée par la guerre. De l'arrivée terrienne jusqu'au retour au silence, c'est toute l'histoire d'une invasion, d'un saccage et d'un abandon qui s'écrit, avec comme fil rouge un triste mantra : l'Homme est un crétin qui ne rêve que de conquête et de puissance, qui détruit tout ce qu'il touche et qui ne prend soin de rien.
On a donc un catalogue très varié de nouvelles, reliées entre elles par une histoire commune, celle de la conquête de Mars. Certaines sont cruelles et drôles, d'autres étrangement prophétiques, d'autres tristes en diable, d'autres pleines d'un suspense à la Twilight Zone, d'autres philosophiques... Bradbury excelle dans tous les domaines. On est d'abord frappé par la puissance de ses descriptions, courtes, sèches, mais sublimes ; puis par ses dialogues, nombreux, extrêmement vivants ; puis par son imagination, débordante tout en restant crédible ; enfin par sa pertinence : on voit dans le livre tout ce qui nous menace aujourd'hui, des politiques bellicistes au réchauffement climatique, des incompétents en politique à l'égoïsme intrinsèque de l'homme. Bradbury fustige l'esprit américain, se moquant de ces péquenauds qui débarquent sur Mars pour y reproduire exactement les mêmes erreurs (libéralisme, sens de la propriété, violence, capitalisme à tout crin, avidité, xénophobie). Mais c'est tout le genre humain qui est décrit, dans toute sa nullité et ses bassesses. Face à eux, des Martiens d'abord dubitatifs, puis hostiles, enfin résolus à mourir, apparaissent comme des parangons de vertu et de courage. Bradbury est carrément poignant quand il décrit ces petits êtres se conformant à la forme humaine pour tenter de les consoler ou de rester avec eux, de se faire accepter (en vain, bien sûr), ou quand il enregistre l'exode des Noirs vers Mars, empêchée par les derniers vestiges du racisme. La tonalité du recueil est d'ailleurs très clairement à la mélancolie, comme si les aventures qui se déroulent ici étaient déjà vouées à disparaître. Le livre fait d'ailleurs souvent le coup de l'allégorie sur les cités disparues, fabriquant une sorte de mythologie martienne en direct. Au final, même si parfois il nous permet de bien nous marrer (le gars qui ouvre un comptoir à hot-dogs sur Mars pour accueillir les nouveaux arrivants... la veille de la destruction de la Terre), même s'il ne crache pas sur des nouvelles à suspense, on ressort tout ému de ces pages tourmentées par la disparition de ses contemporains et par leur méchanceté atavique. Restent quelques Terriens contemplant leur reflets dans l'eau d'un lac martien, image magnifique qui conclue ce recueil génial.