LIVRE : L'Effondrement d'Edouard Louis - 2024
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On le sait bien, certains grinceront des dents en lisant le nouveau règlement de comptes familial d'Edouard Louis qui, après son père, sa mère et son amant, saute cette fois à la gorge de son frère. On se dit qu'avec les cousins, les voisins et le chien, il a de quoi tenir encore quelques années. N'empêche : si on se rend bien compte, nous aussi, de ce que cette entreprise de dézingage de son passé peut avoir de nombriliste et de doloriste, on ne peut s'empêcher d'avoir de l'admiration pour ces livres introspectifs, douloureux, malheureux. Parce que le gusse parvient, à travers sa propre expérience, à partager quelque chose de commun, d'universel ; peut-être la difficulté de vivre avec les autres, de se sentir pas à sa place, d'être un étranger au milieu de ses proches. Que vous ayez un frère ou non, que vous vous entendiez bien avec lui ou pas, vous ne pouvez qu'être happé par cette prose très simple, qui semble couler de source, et qui narre les relations difficiles donc entre Edouard et son aîné. Un être mal-aimé par ses parents, incompris, rempli de rêves trop grands pour lui, et qui, par la pression de son milieu et de sa famille, a lentement dérivé vers la violence, l'alcool, la dépression. Sa brutalité, sa stupidité, son homophobie ont peu à peu éloigné l'auteur, qui aujourd'hui, des années après sa mort, revient sur cette relation, et la charge du grand sujet de Louis depuis le départ : le mépris de classe, qui s'est transformée ici en rejet pur et simple. Avec une franchise désarmante, il l'écrit lui-même : il n'aimait pas son frère, alors que lui l'aimait sûrement, à sa manière.
Une nouvelle fois, on est fasciné par la façon qu'a Edouard Louis de nous entrainer dans un texte qui ne semble au départ concerner que lui, et qui peu à peu nous éclaire sur notre propre existence. L'écriture "coule de source", le livre est très facile à lire, ce qui ne veut pas dire qu'elle n'est pas sophistiquée et très pesée. Elle permet en tout cas de se laisser transporter au gré des anecdotes édifiantes, des faits marquants, des réflexions parfois pointues (Foucault, Binswanger et Freud en références), des pensées toutes personnelles et originales de l'auteur. Toujours à la recherche de cette écriture fluide, presque blanche, il sait à merveille balancer de l'émotion "malgré" la froideur du style ; elle est rendue d'autant plus poignante. S'y dessine un personnage complexe, plein de contradictions, binaire sûrement mais victime aussi de son milieu, de sa culture. Louis ne le réhabilite pas, non, mais il réfléchit posément à sa vie, à sa relation avec lui, avec lucidité et honnêteté. Et on éprouve, au détour d'une page, d'une tournure de phrase, d'une réflexion, la même émotion que dans ses livres passés : l’impossibilité de communication entre les niveaux de classes sociales débouche sur une vraie douleur, des deux côtés de la barrière. Autocentré et universel à la fois, c'est le miracle que parvient une nouvelle fois à atteindre Louis avec ce livre très malheureux et très beau.