LIVRE : Palais de Verre de Mariette Navarro - 2024
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Premier livre de la rentrée à m'intéresser vraiment, il était temps. Mariette Navarro est dotée d'une langue (on le voyait déjà dans Ultramarins) qui ne ressemble à aucune autre, étrange, poétique, moderne, concrète et abstraite en même temps. Elle la met ici au service d'une réelle indignation, qu'elle dissimule toutefois derrière un ton assez distancé, assez froid, et derrière une sorte d'humour pince-sans-rire irrésistible. Après la vague errance en pleine mer, en effet, la voici revenue les deux pieds bien sur terre, dans le monde policé du salariat moderne pour être plus précis : Monde de bureaux, de machines à café, d'open-space, où le burn-out n'est jamais loin et où la concurrence est rude. Claire, employée dans une entreprise, a décidé de s'en extraire. Elle quitte une réunion au milieu, grimpe sur le toit de l'immeuble et se désolidarise peu à peu de cet univers. Pas qu'elle fasse la révolution, non, mais sa langue ne colle plus avec celle de ses collègues, sa psyché n'est plus en adéquation avec la leur. Ce séjour sur le toit, loin de ses contemporains, va devenir une véritable métamorphose pour elle. Quand elle redescendra, le texte opérera un surprenant et génial virage, ouvrant sur des événements beaucoup plus prosaïque que ce que cette évasion promettait dans un premier temps. Navarro n'est pas une allumée new-age, ne travaille pas sur le mal-être au travail ou sur le développement personnel : bien dans son époque, son livre parle de choses concrètes, à l'heure de la mondialisation, du 11 septembre et du covid. Mais il en parle sans rien revendiquer, sans poing levé outre mesure, avec distance, comme si l'auteure elle-même s'était extraite façon Bartleby de cet entreprenariat sclérosant.
Au-delà de la trame, très forte bien qu'en partie insaisissable (c'est une des marques de Navarro : l'ellipse sert de levier à l'émotion, à l'imagination du lecteur, ouvre des brèches autant dans le récit que dans son imaginaire), c'est surtout le style du livre qui saute aux yeux. Voilà une écriture d'une originalité totale, qui utilise la poésie, l'image, l'allégorie, pour rendre compte d'un monde qui en est privé. On comprend le personnage de Claire, qui sort du monde, et on le comprend par la langue, par cette manière insolente de faire un pas de côté dans notre appréhension habituelle de ce qu'est un roman. En brisant les conventions de l'écrit, Palais de Verre brise celles du monde du travail. En gros, Navarro prend le langage au sérieux (ça lui fait une qualité de plus que les autres auteurs de la rentrée), et porte une attention extrême au choix des mots, aux descriptions des sensations et des émotions qui traversent son héroïne. Le texte a quelque chose de magique, de chamanique presque, dans sa façon de vous tenir dans son flux. Qui peut en dire autant ? Un grand livre, donc, par une des dernières Mohicanes du style.