LIVRE : Anna Karénine (Анна Каренина) de Léon Tolstoï - 1877

Les vacances et la plage se prêtent bien à ce genre de petite lecture légère : c'est parti pour les 1000 pages bien serrées de ce classique de la littérature russe grande époque, sur les traces de la pauvre Anna Karénine, femme mal mariée de la haute bourgeoisie moscovite, qui se prend de passion pour le comte Vronski. Elle quittera tout, mari, enfant, réputation, richesse, ambition, amis, pour suivre cet amour voué à l'échec, devant le visage médusé de cette petite société nantie vivant en autarcie dans la Russie frémissante des années 1870. Autour de ce personnage central s'agite en effet tout un petit monde : il y a Lévine, propriétaire pris soudain d'obsessions métaphysiques et politiques, défendant les paysans sans que ceux-ci n'aient rien demandé ; il y a Kitty, jeune oie blanche qui découvre les hommes et l'amour, et apprend à devenir perverse (et femme...) ; il y a Oblonski, brave homme qui ne peut résister à l'infidélité ; il y a sa femme Dolly, qui lui pardonne tout ; il y a Karénine, homme trahi, dévasté, qui compense son malheur par une rigueur morale janséniste ; et il y a les 1427 autres personnages, tous soigneusement dépeints par un Tolstoï qui se veut observateur de l'humanité, comme le serait un Balzac, et qui se veut peintre minutieux de la bourgeoisie, de l'entre-soi, de cette société à la fois pathétique et puissamment humaine.

C'est ce qui frappe d'abord, avant l'ambition dingue du livre, avant le style époustouflant, avant l'acuité extraordinaire dans le dessin des personnages : l'humanité de Tolstoï. Tous les personnages sont regardés avec justice, mais avec tendresse. On note les petitesses de chacun, leurs vanités, leurs bassesses même parfois ; mais jamais Tolstoï ne les juge moralement. Au contraire : il met merveilleusement en lumière leur humanité, leurs raisons d'agir, leur perplexité face aux difficultés de la vie. L'auteur, jamais supérieur, regarde tout ce petit monde s'agiter, mais justement à l'inverse d'un Balzac, d'un Zola, il le regarde avec un amour profond, une compréhension empathique. Si bien qu'on a parfois l'impression que Anna Karénine est un roman chrétien, en tout cas mystique, d'une moralité et d'une tendresse totales. L'un des plus beaux personnages du livre, ce Lévine bien falot au départ, qui devient tourmenté par la question de la mort et de la vérité, est peut-être à l'image de Tolstoï lui-même : il se pose de profondes questions sur le sens de tout ça, sur l'importance de ces agitations politiques, amoureuses, financières, et donne quelques-unes des plus prodigieuses pages du livre.

Il y a des épisodes inoubliables : une course de chevaux, une chasse à la campagne, un homme perclus de jalousie qui réfléchit aux moyens de se sortir dignement de son état de cocu, l'agonie du frère de Lévine, une sortie au théâtre d'Anna alors que tout Moscou la conspue, bien entendu (spoiler) la mort d'Anna, mythique. On sent à chaque fois que Tolstoï sort toute son artillerie pour doper ces passages, et on constate qu'il parvient à rendre extraordinairement vivants et vrais ces climax d'action et de sentiments. Et ce avec une économie de moyens épatante : pas de grandes acrobaties littéraires, pas de démonstration de génie, on dirait que ça se fait tout seul, que ça coule de source. On peut même de temps en temps trouver que ça manque de style ; c'est une erreur, bien entendu, et c'est même la marque la plus forte de la grandeur du style : il ne se voit pas. Anna Karénine, c'est une plongée en apnée dans le monde doré des nantis, avec leurs habitudes, leurs atavismes, leurs tics énervants, leur culture admise, leur moralisme, et on en ressort lessivé mais avec l'impression d'avoir côtoyé pendant toutes ces heures des êtres de chair et de sang. Génial ? Comment dire le contraire ?