Courts-métrages de Jia Zhangke (1995-2023)
1995 : Xiao Shan rentre à la Maison (Xiaoshan huijia)
Xiao Shan constitue donc le film de fin d'étude de l'ami Jia Zhangke qui, en a peine une heure, suit les tribulations de son héros à Pékin. Disons-le, Jia doit avoir 100 yuan de budget (oh ce micro en haut de l'écran) et l'image (dans la version que j'ai pu voir) sort d'une essoreuse. Malgré tout, on reconnaît déjà par certains aspects le ton guère enjoué de notre homme que le pessimisme étreint un brin... Pour faire court, si Xiao Shan parvient parfois à ses fins (avec sa petite voisine à laquelle il force un tantinet la main...) et se laisse emporter parfois dans la poilade (quand il est bourré, avec ses amis, dans son appart triste à mourir - une bonne discussion autour des acteurs porno que l'on envie, ça requinque...), le reste sent la turpitude et le fourvoiement à plein nez... Personne ne veut l'accompagner en sa contrée (faut dire en plus qu'il part pour le Nouvel An "classique" et non le Nouvel An chinois où tout le monde généralement rentre au bercail) et il s'embourbe méchamment dans ses tentatives pour trouver un billet... La plupart du temps les échanges avec ses proches se terminent en queue de poisson (avec son ex, avec sa voisine qui fait le pied de grue pendant qu'il mange ! on touche lors de cette scène le fond du pathétique à la chinoise) voire en baston (petit règlement de compte à la gare de Pékin dont son pote fait douloureusement les frais). On découvre indéniablement une certaine rudesse de cette vie urbaine où même les scènes de joie, de délire (avec ses amis notamment) semblent se parer d'un voile de tristesse... Au final, pas d'entrain, pas de train. Malgré tout, peu de moyen, mais déjà un certain sens du cadre et ce regard sans concession, affuté sur ses jeunes provinciaux un poil à la dérive.
2001 : In Public (Gong gong chang suo) in Jeonju Digital Project 2001 (doc)
Jia aime les lieux publics et en particulier les arrêts de bus ou les gares... Raison de plus pour filmer façon sous-marin (en caméra digitale mini Dv) ces lieux d'attente, de chienlit, de patience où finalement (après un plan fixe de cinq minutes...) une personne attendue arrive ou une jeune femme à la bourre rate d'un rien son bus et attend résiliée, en tapant la discute, le prochain... Ce n'est pas le plus passionnant des docs de Jia, avouons-le, les seuls moments un peu cocasses étant constitués d'un gamin sans (presque aucune) dent qui ronge son frein dans un bus ou de la présence de la réincarnation de Pu Yi dans un hall... Autre clou (...) du spectacle un bar dans un bus (le concept de bar-bus cher à Henri) ou une salle de danse "high-tech" où l'on se trémousse sur des rythmes du paléolithique (le classique fusionne avec le moderne, le fun à la chinoise). Une autre vision de la Chine, pas la plus excitante je dis pas.
2001 : La Condition canine (Gou de zhuangkuang) (doc)
Ce court à déchirer le sang (et les oreilles) de tout être humain normalement constitué aurait été, à l'origine, (est-ce une légende ou la triste vérité ?) commandité par le festival de Cannes à Jia pour qu'il s'exprime sur son état d'esprit d'alors... Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il fit preuve, pour illustrer ledit état, d'une causticité sans borne... Que nous montre en deux mots ce doc à la limite de l'insoutenable (au niveau de l'image et du son et ce sans démonstration excessive : Jia n'est pas un réalisateur de l'excès...) : des chiens attachés, bon, avec une laisse en fer, certes, et surtout des chiots que l'on a fourré dans un sac et qui s'agitent... L'un parvient à pointer son museau puis sa tête en rongeant le sac, enfin libre, enfin disons en partie, avec une minuscule larme à l'oeil (j'exagère à peine) à fendre le coeur d'une girafe (cherchez pas, c'est le plus gros sur terre). Pauvre toutou, oui, mais surtout sacré Jia... Libre dans sa tête derrière sa "fenêtre" ?... Point mort en tout cas, juste las...
2007 : Ten Years (Women de shi nian)
Pendant 10 ans (1997-2007), deux femmes se croisent dans un train... La plus jeune dessine, puis prend en photo sur son instantané puis sur son portable cette femme qu'elle a vu d'abord seule, puis en couple, avoir un enfant, et finalement à nouveau en solo. Le seul moment où les deux femme se parlent, paradoxalement, c'est lorsque, masquées (ce qui doit correspondre à l'époque du SRAS en 2003), elles se retrouvent toutes les deux, seules, dans ce train. Un échange très bref avant une ultime scène où, dans un wagon une nouvelle fois vide (les ravages des usines polluantes que l'on retrouve en ouverture et en fin de ce court ?) c'est la femme mariée qui observe à loisir la jeune fille dormir... Tout cela n'est-il qu'un rêve, laquelle des deux femmes, finalement, observe le plus l'autre et se projette dans sa vie, le temps qui passe (matérialisé par les avancées techniques) n'est-il qu'un leurre puisque chacun reste dans sa bulle ?... 10 ans d'avancée ou d'inertie ? Je pose cela là...
2008 : Black breakfast (Heise zaocan) in Stories on Human Rights
Ah la Chine, ses grands Bouddha de pierre cachés dans des montagnes, ses grandes usines de charbon polluantes, ses êtres dans ces régions charbonneuses qui ne peuvent se rendre au travail sans masque (à gaz) ou se balader sans masque (vous savez, ceux du Covid)... A voir ses images, justement, on croit remonter naïvement à l'époque du Covid mais quand on vérifie la date, cela ne colle pas vraiment... Oui, les jeunes amoureux doivent porter un masque (mignonne petite séquence d'un romantisme bref), oui les jeunes en mob doivent se couvrir la tête d'un voile (rouge ici) pour éviter ces particules meurtrières, oui nos très jeunes travailleurs dans les mines (captés sur le fil, le temps de manger un baozi), le visage noirici, ont de quoi faire triste mine (...) devant ce monde qui s'offre à eux. Sobre, efficace, noir. Les droits de l'homme, on en parle ?
2008 : Cry me a River (Heshang aiqing)
C'est un bien joli court, très simple, empli de nostalgie, de demi-mots, de calmes regrets inspiré apparemment par l'incontournable et sublime Printemps dans une petite Ville. Quatre amis se retrouvent dans une petite ville provinciale pour venir rendre visite à leur ancien professeur (leur voyage étant sponsorisé par un jeune chef d'entreprise fan de la poésie qu'ils écrivaient à l'époque... La Chine moderne, que voulez-vous...). On sent entre eux poindre encore ici ou là une trace de leur ancien flirt - le temps passé lors d'un voyage en train qui ne s'oublie pas, un petit geste affectueux que l'on ne peut retenir. Lorsqu'ils se mettent à discuter par deux de leur situation sentimentale actuelle, on ne peut pas dire que ce soit bien jojo : un couple qui fait lit à part, un homme qui ne voit plus guère sa femme à cause des nombreux voyages qu'elle effectue... Bref, il semblerait que le temps de l'insouciance et des grands amours soient passés, que la réalité et l'âge adulte ont fait leur chemin et la vie de chacun de paraître aussi craquelée que les murs des maisons au bord de cette rivière, aussi terne et triste que ce court d'eau qui balance doucement leur jonque. Cry me a River. Belle petite chose ciselée (des cadres magnifiques, mais est-il encore besoin de le rappeler) jiazhankissime - un concentré de Chine : l'âme tournée vers le passé (ces figures de l'opéra chinois qui s'invitent lors du dîner), les pieds ancrés dans le présent.
2013 : Untitled segment in Venice 70 : Future reloaded
Très joli petit court des temps modernes : une jeune femme et un jeune homme, en solo, devant leur écran (tablette, portable...) versent chacun leur tour une petite larme en regardant des visages de femme issus de ou La Divine de Wu Yonggang ou Black Snow de Xie Fei (on pourrait aussi citer tant qu'on y est et Terre jaune de Chen Kaige)... Lorsqu'ils se retrouvent dans un mall, alors qu'est projeté sur un écran géant qui capte l'attention des passants Printemps dans une petite Ville de Fei Mu (que j'adore, je le dis, je le répète), sauront-ils encore se regarder ? Peu de suspense, je vous l'accorde, mais un moyen, tout de même, se dt-on, pour le Jia, de montrer que quel que soit le développement des technologies, la magie du cinéma existe encore et que l'humanité n'est pas encore totalement foutue... Un peu d'optimisme ? On prend.
2015 : Smog Journeys (Ren zai maitu)
Greenpeace presents : Smog Journeys by Jia Zhangke... De la pollution dans l'air, en Chine, vous pensez vraiment ? On ouvre sur une petite vue sympathique sur des cheminées de centrale atomique et on enquillera sur des images d'enfants, de jeunes gens, de travailleurs masqués dans un smog urbain du meilleur effet (Londres peut aller se rhabiller)... Jia reprend l'idée de Black Breakfast où un jeune homme enlève quelques secondes le voile de sa dulcinée pour l'embrasser et le tout est à l'avenant : de la nature, de l'air pur, il n'est question que dans des chansons ou dans des tableaux, le quotidien est lui bel et bien enfumé... On essaie de respirer, un temps, sans masque, quand l'on fait du sport, mais mieux vaut tout du même face à cet air qui recouvre ta bagnole d'une épaisse couche de sciure marronnasse garder son masque... Une fois de plus, la Chine pré-covid avance aussi masquée que pendant cet ère (homophonie maline) de quarantaine forcée... Il y a quelque chose de pourri dans cet air urbain ? Allons donc...
2016 : The Hedonists (Ying sheng)
Petite gâterie du gars Jia qui en une trentaine de minutes filme les mésaventures de trois Pieds Nickelés entre deux âges à la recherche d'un emploi. Virés de la mine de charbon où ils officiaient (c'est la crise, on vire à tour de bras... Circonstance aggravante pour deux d'entre eux : l'un dormait devant les écrans de contrôle durant son travail de nuit, l'autre fumait en préparant la bouffe - ce qui n'est d’ailleurs pas vraiment choquant en soi pour peu qu'on ait côtoyé deux trois arrière-cuisines chinoises (pas mauvais ce petit goût de cendre dans le porc, non ?)). Pas de prud'homme, pas de prime, on est en Chine, hein, tout est clean. Nos trois hommes ne se démoralisent pas, boivent un petit coup, goguenards, et vont tenter leur chance comme garde du corps d'un gros ponte. Le ridicule ne tue point. En pure perte of course. Ils tenteront finalement leur chance comme figurants lors d'une reconstitution historique dans un village culturel... Mais c'est décidément la mouise...
Le ton, malgré un fond guère jouasse, reste assez bon enfant à l'image de nos trois gars toujours optimistes malgré le peu de perspectives... Jia lèche toujours autant ses plans, nous gratifiant de quelques plans de drone de toute beauté (pour rendre compte de ce paysage défiguré des mines ou encore pour rendre ridicule nos postulants gardes du corps qui, pour montrer leur compétence, luttent devant le boss : ils apparaissent finalement comme deux petits insectes bouffés par leur ombre...). Nos trois gars ne sont pas vraiment du genre à vouloir faire péter le système mais continuent malgré tout d'ouvrir leur clapet à la moindre occasion : l'un se targue d'être un maître en "boxe mentale" lors du premier job, un autre lors du second réfute la reconstitution en indiquant au réalisateur que les costumes correspondent à deux périodes historiques différentes. Des petits malins. On se marre d'ailleurs un brin devant le plus vieux qui continue de fumer en toute circonstance (lors du défilé historique) ou de celui qui sourit comme un gland dans le rôle de l'Empereur - à défaut de pouvoir encore trouver sa place dans cette société, et une place au taff, autant prendre les choses avec bonhomie... Les trois gaziers se feront virer du tournage historique par un réalisateur hystérique. Gentiment ironique, l'affaire.
2017 : Revive (Feng chun) in Where Has the Time Gone ?
Avec le temps va... Jia Zhangke livre ici, en une vingtaine de minutes, une réflexion sur le temps, sur différentes strates du temps ; le temps historique, tout d'abord, puisque nos deux personnages principaux jouent dans des petites saynètes folkloriques des temps anciens pour des touristes armés jusqu'aux dents de leur smart phone (c'est tellement cool de faire un selfie avec un mort...) ; les temps qui changent, également, au niveau politique tout du moins, puisque la Chine vient de mettre fin à politique de l'enfant unique ; le temps de la réflexion s'ouvre, alors, pour l'héroïne : peut-elle avoir son second à 38 ans ? Après une première résistance de son mari (l'homme et la thune), puis une certaine ouverture d'esprit (38 ans, trop vieux ? tout est relatif... et Einstein d'opiner), vient enfin le temps de la discussion sur la possibilité d'un il (ils ont déjà une fille qui, elle, le temps avançant, rêve de partir faire ses études en ville)... A leur âge, s'il est temps de faire des bilans, si la fuite du temps n'a pas laissé totalement indemne leur sentiment, il est encore d'actualité de prendre soin l'un de l'autre (jolie promenade à deux en mob puis dans le "jardin" de leur bon temps) et le temps est sûrement pour se projeter à nouveau dans l'avenir - la résurrection de leur couple est à ce prix. Belle histoire d'un couple qui a certes muri mais ne veut pas pourrir sur pied, le tout réhaussé par quelques plans aériens classieux et un filmage amoureux de nos deux tourtereaux les cheveux dans le vent.
2019 : The Bucket (Yi ge Tong)
Jia Zhangke vous présente une oeuvre filmée, j'insiste, avec son iPhone XS - je dis ça, je dis rien, je n'ai rien pour Apple... Voilà un petit film, qui derrière cet aspect un tantinet mercantile, illustre notre chère Chine profonde : un jeune homme, après un passage chez sa mère en province, retourne en ville avec un seau (oui, un putain de seau blanc taille maxi) aussi lourd à assumer que son passé... En moto, en bus, à pied, il va devoir trimballer cet enfoiré de seau jusqu'à chez lui, pétant forcément l'anse au passage, mais sans trop bienheureusement se niquer les mains (couverts, merci maman, de petites mitaines protectrices)... Que peut bien contenir ce truc dont la masse volumique défie toute commune mesure ? C'est là tout le suspense de la chose où le fond, traditionnel, est traité dans une forme, moderne, classieuse (j'ai filmé le concert de Ghinzu avec mon portable, ça rend pas pareil : pourquoi ?)
2020 : Visit (Lai Fang)
J'ai envie de dire qu'il s'agirait presque du premier film (signé par une référence du monde du cinéma) sur cette chère période de "quarantaine" (et plus si affinités) pendant le COVID. Librement inspirée d'Espèces d'Espace de Pérec (toujours inspirateur, le bougre) et devant être tournée en intérieur, cette petite série de films (il y en a d'autres, apparemment ; pas encore eu le temps de me pencher sur la question) est faite avec les moyens du bord. Ici, notre ami cinéaste reçoit un collaborateur pour évoquer un film. Les gestes barrières sont présentés sur un ton un poil ironique (le masque, le gel hydroalcoolique (toujours pas vu un tube de ce truc sur mon île - envoyez vos dons avec des pâtes et du lait, merci), le salut à distance…). Bref, Jia prend la chose en apparence avec un grand sérieux ce qui ajoute une petite pointe de plaisanterie tant le ton est cérémonieux. Bien. La première idée, dans la forme, assez jolie et poétique, est de filmer les intérieurs en noir et blanc et l'extérieur (et les plantes) en couleur. La seconde, quant au fond, est de montrer nos deux collègues parés de masque en train de mâter une image... (suspense et spoiler, attention) de foule - ah le cinéma, l'éternel projecteur de la nostalgie et des fantasmes… Voilà, c'est un peu court mais soigné et caustique, on en attendait pas moins de l’ami Jia.
2023 : Out of Jungle
Associé à un compositeur/trice (Teresa Barrozo en l'occurrence), Jia réalise cette œuvre où l'on retrouve non seulement les acteurs d'Au-delà des Montagnes, des images de Smog Journeys mais aussi et surtout une trame qui lui est chère : des fumées de centrale nucléaire, une famille, un homme touché aux poumons, un départ en bus pour ailleurs... C'est ici, en condensé, un résumé des thématiques de l’œuvre de Jia : la pollution, la province, la famille, la maladie, l'espoir éventuel d'une herbe plus verte, ou juste moins grise... Sortir de cette jungle industrielle (infestée), fuir, pour espérer mieux - ou pas. Une musique métallique et répétitive qui donne parfaitement le la (ou le glas ?) à cette lasse existence où la fuite en avant s'impose.