Alps (Άλπεις) de Yórgos Lánthimos - 2011
/image%2F0405316%2F20240830%2Fob_530170_alps-01.jpeg)
Ce film de Lanthimos manquait à notre catalogue, et c'est un tort, car il pourrait bien être le pivot entre les films quasi-expérimentaux du début et le récent grand âge d'or du monsieur à Hollywood. Ayant gardé des traces très nettes des premiers films, avec ce scénario de malade mental, ce filmage très froid, ce goût pour l'ellipse, ce découpages en scènes très courtes, cette volonté de choquer le bourgeois, il n'en demeure pas moins une des premières tentatives de Yorgos vers un cinéma plus "grand public" (terme à mettre quand même encore entre deux gros guillemets). C'est un cousin éloigné de The Lobster qui viendra ensuite, dans cette espèce d'humour glacial et dans cette idée de départ qui ouvre sur des abîmes de questionnements. Alps raconte en effet les agissements d'un groupuscule (quatre adhérents en tout) qui s'est constitué on ne sait comment, compte tenu de l'éclectisme de leurs membres : une jeune championne de gym artistique, son entraineur un brin dictateur, une infirmière et un ambulancier qui devient le chef de la bande. Leur activité occulte : prendre pour une courte période la place de gens morts, afin d'accompagner le deuil de leurs proches, de leur permettre d'accepter la perte. Ils apprennent donc par cœur les petits tics de langage de leurs rôles, se renseignent sur leurs habitudes, leurs activités, leur personnalité, et se glissent alors dans le personnage, dans une sorte de travail d'acteur et de soignant à la fois.
/image%2F0405316%2F20240830%2Fob_ba2dda_unnamed.jpg)
Cette activité ne va pas sans mal, bien entendu, quand il s'agit de gérer une petite vieille acariâtre, les désirs sexuels d'un conjoint, ou le don pour le tennis d'une jeune morte. Le groupe travaille ardument, sous la férule du meneur, "Mont Blanc", qui prend des airs de chef de la résistance, et dans une illégalité revendiquée qui étonne : on ne sait pas comment s'est constitué ce groupe, quel est son but, si son action est efficace, ce qui unit ses membres. On assiste juste, à travers des scènes courtes et drolatiques, à ce très étrange jeu de rôle, qui va faire un tour bien souvent vers la déviance la plus torve. L'humour, le décalage, viennent de ce que, de toute évidence, ces acteurs jouent non seulement pour les familles en deuil, mais avant tout pour nous, spectateurs. Tout n'est que représentation, dans le sens étymologique, presque sacré, du terme.
/image%2F0405316%2F20240830%2Fob_cc8521_alps-04-3ac3821b547c.jpeg)
Alps est une critique en même temps qu'un hommage à l'artificialité du cinéma, montant "à vue" des dispositifs, des installations destinés à convoquer les fantômes. Le fait qu'il ôte de ce dispositif tout ce qui fait la technique du cinéma (pas de caméra, pas d'équipe), et le fait que les acteurs du film soient dirigés comme des choses sans affect, ajoutent à l'aspect étrange, déréalisé de la chose. C'est très cérébral, oui, très conceptuel, mais en même temps Lanthimos parvient avec cette idée barrée à dégager un humour certain, un absurde plat pas éloigné du théâtre du même nom. Dépassant peu à peu son dispositif un brin corseté, il ouvre à d'autres interrogations : que fait un acteur privé de rôle ? jusqu'où est-on prêt à aller dans la représentation ? jouer un être, est-ce le remplacer ?, ce genre de choses... En tout cas, il est un grand moment d'expérimentation, en même temps qu'une comédie mordante et qu'un film "d'action" tout à fait passionnant.