LIVRE : L'Espace du Rêve (Room to dream) de David Lynch et Kristine McKenna - 2018
"C'est ça, faire un film. Si vous êtes là pour viser un résultat, vous ne pouvez pas expérimenter, mais si vous êtes là pour redéfinir l'art, alors vous pouvez tenter n'importe quoi. Le cadeau de David à tous les acteurs, c'est qu'il les propulse dans un espace où il n'y a pas de règles".
Laura Dern
"J'ai connu plusieurs tournants dans ma vie. Le premier, c'est ma rencontre avec Toby Keeler dans le jardin de Linda Styles, quand j'étais en troisième. A partir de cet instant, j'ai voulu devenir peintre. Ensuite, j'ai rencontré mon meilleur ami, Jack Fist. Jack et moi étions les seuls du lycée à prendre la peinture au sérieux. On se soutenait et on s'inspirait mutuellement, ce qui a beaucoup compté dans mon avenir. Réaliser Six Men getting sick, recevoir un prix de l'AFI, terminer The grandmother, puis être reçu à l'AFI sont tous des jalons importants. La pratique de la méditation, que j'ai commencée en 1973, a sûrement été le plus grand bouleversement de mon existence. L'équipe d'Eraserhead ne s'en est probablement pas rendu compte, mais je manquais d'assurance. La méditation m'a aidé à tenir la barre. Aller au bout d'Eraserhead et me voir confier par Mel Brooks les rênes d'Elephant Man, avec ses huit nominations aux Oscars, a été une magnifique récompense. Et l'échec de Dune une révélation ! Il faut vivre au moins une expérience humiliante dans sa vie. Ensuite, j'ai eu toute latitude sur Blue Velvet, et je me suis remis sur les rails. Puis j'ai fait la connaissance de Jim Corcoran, le marchand d'art, qui a cru en mon talent - c'est très important. Toutes mes histoires d'amour m'ont transformé, et même si on peut leur trouver des similitudes, elles étaient toutes fantastiques et uniques".
David Lynch
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Voilà une œuvre écrite pour le moins incontournable pour tout passionné de Lynch. Organisé de façon plutôt maline (McKenna, en interrogeant surtout des proches de l'époque, donne sa version d'une période donnée ; dans le chapitre suivant, Lynch donne sa vision personnelle des choses, reprenant ou nuançant éventuellement certains éléments), cet ouvrage retrace de A à Z tout le parcours artistique de Lynch, de ses premiers courts expérimentaux à Twin Peaks : the Return, en évoquant au passage le côté touche-à-tout de ce génie cinématographique, la peinture, la musique, la sculpture, la fabrication de meubles, etc... C'est proprement passionnant car loin d'être une analyse purement théorique de ses œuvres, on est en prise directe avec les personnes qui l'ont connu, aidé (à créer), soutenu, encouragé et avec le cinéaste lui-même qui, sans donner forcément les clés de ses œuvres, livre quelques souvenirs très personnels qui peuvent éclairer tel ou tel aspect, tel ou tel parti-pris de tel ou tel film.
Ce qui est une évidence, au-delà du pouvoir créatif absolu de Lynch (qui n'arrête jamais, qui termine une activité pour se lancer immédiatement dans une autre, qui rebondit après chaque succès ou quelconque échec), c'est sa gentillesse, sa patience, sa tendresse, son empathie envers tous ceux qui l'ont côtoyé. Acteurs, techniciens, producteurs, intermédiaires, scénaristes, il n'y en a pas un pour dire une vacherie, une mesquinerie sur le David... Non pas qu'ils se sentent obligés envers le maître, qu'ils cherchent à lui cirer les pompes, mais parce que tout simplement Lynch a toujours su faire preuve d'attention envers eux, sur un plateau ou en dehors. Le calme, la sérénité, la précision de Lynch metteur en scène demeurent ce qui marque le plus à la lecture de ce texte. A l'unisson, chacun est là pour reconnaître ce qu'il doit à Lynch et par la maîtrise absolue dont celui-ci a su faire preuve durant ses divers projets, films, série ou simple pub... On sent que ce maître de la méditation transcendantale (il en est aussi largement question ici) a su faire rayonner son karma sur l'ensemble de ces artistes ou de ces simples quidams avec lesquels il a un jour travaillé, collaboré.
La deuxième chose également, après ces multiples témoignages de soutien, qui reste évidente, c'est cette capacité constante de Lynch a se renouveler, à expérimenter, à aller de l'avant, à rechercher, à tenter, envers et contre tout... Si l'homme est devenu sans doute de plus en plus casanier, c'est qu'il a tout fait pour se rendre autonome dans l'élaboration de ses multiples projets, du moins coûteux au plus prohibitif - le budget demeurant d'ailleurs toujours très raisonnable, Lynch est à l'économie, toujours prêt à trouver des solutions, à payer de sa personne (pour Twin Peaks : The Return, la condition était simple, c'était tel budget, à prendre ou à laisser). Même après la claque Dune, il a su voir le positif. Même après les 4512 reports de Ronnie Rocket (son projet maudit... à jamais), il a toujours su faire preuve de pragmatisme pour démarrer une nouvelle aventure. Même après le plantage INLAND EMPIRE, il n'a pas remis en cause ses visions, ses prétentions, ses attentes ; c'est le simple prix à payer des créateurs, les purs, les durs et il l'a toujours accepté.
Cet ouvrage de 800 pages impressionne quelque peu au préalable, mais on se régale à chaque instant de voir dans quelle mesure Lynch nous laisse pénétrer son intimité, artistique et sentimentale... Presque autant d'amours d'ailleurs que de films inoubliables, et à chaque fois cette capacité de tourner la page (amicalement, pour ce qui est de ses conquêtes) et de se lancer à cœur perdu dans une autre relation... Tout se passe de façon si naturelle, si "évidente" que même ses ex ne cherchent en aucun cas (!) à le condamner, à lui en vouloir... On reste parfois comme incrédule devant la chose mais on doit bien admettre que la Lynch touch, le tact du maître ne sont jamais franchement remis en cause par qui que ce soit - chacun sait ce qu'il lui doit, la déception passant toujours au second plan. Un type intègre, loyal, franc, sincère dans tout ce qu'il fait.
On ressort de cette lecture, bien sûr, avec aussi mille nouvelles petites anecdotes sur les films de Lynch que l'on connaît par cœur (l'acteur de Dune auquel il a proposé de se percer véritablement la joue pour une séquence, le merle empaillé dans la dernière image et l'animal assagi Denis Hopper à diriger dans Blue Velvet, la fabrication de la boîte bleue et la confiance envers Naomi Watts dans Mulholland Drive, la scène au saxo dans Lost Highway, les ultimes scènes avec la femme à la bûche dans Twin Peaks : The Return...), autant de petits détails plus ou moins caustiques, plus ou moins inutiles (Lynch qu'un de ses collaborateurs retrouve à quatre pattes sur un plateau pour mettre des loulous sous un radiateur : cela n'apparaît même pas à l'écran, c'est ça avoir le sens de la perfection...) qui donnent envie de se retaper dans la foulée toute l’œuvre lynchéenne... Je voulais m'en faire mon bouquin fil rouge pour les vacances, je l'ai achevé avant même que celles-ci commencent... Diable ! Je conseille bien sûr cette modeste bio, en hurlant, comme le ferait l'agent Gordon Cole.