LIVRE : Un Roi sans divertissement de Jean Giono - 1947
"Un roi sans divertissement est un homme plein de misères."
Si vous suivez cette page, vous saurez que vos deux serviteurs sont très clients du barde provençal, mais là, c'est bien simple, les enfants, on atteint au chef-d’œuvre absolu, un des trois ou quatre sommets de l’œuvre gionesque. En ces années de maturité, Giono nous offre un livre complexe dans sa trame, cosmique dans son fond, et délicieusement sophistiqué dans sa forme, un roman total qui lorgne du côté du polar, du fantastique, de la fable, de l'essai métaphysique, de la comédie de mœurs, du portrait, et de la chronique villageoise tout à la fois. Tout ou presque se déroule pourtant sur un minuscule territoire, hameau du Vercors où vit une poignée de gens du cru, braves ruraux encore bien ancrés dans le XIXème siècle. A l'occasion d'une série mystérieuse de disparitions dans le village, est dépêché sur place un inspecteur, Langlois, qui va proprement révolutionner la vie des gens qui vont le côtoyer. Étrange, insaisissable, à la fois effrayant et familier, à la fois autoritaire et juste, celui-ci va s'avérer un être qui combat contre l'ennui, contre l'inaction, à l'inverse des villageois qui n'aiment rien tant que cultiver leur jardin et recommencer chaque jour la même vie. Cette lutte incessante transforme les actions de Langlois en autant d'actes cryptiques, souvent inexpliqués, qui semblent obéir à une logique interne, un code secret compris uniquement par l'univers entier, auquel les habitants du coin n'ont pas accès. Seules sauront le comprendre deux femmes, Saucisse l'aubergiste et Mme Tim la femme d'officier ; les autres devront se contenter d'assister médusés aux événements causés par Langlois, convaincus qu'il obéit à une force qui les dépasse. Et effectivement, le style de Giono semble bien plus grand que les personnages, semble les dépasser largement, tout en restant pourtant au plus près de l'os de ce qu'est un paysan : je n'ai jamais lu une langue aussi vivante, aussi naturelle, et qui a en même temps une telle ampleur, une telle sophistication. Une sorte de langue parlée, directe, mais aussi d'une puissance littéraire extraordinaire.
La grande qualité de ce style, c'est de changer sans cesse de point de vue sans jamais perdre ni son lecteur, ni son tempo, ni sa limpidité. Giono raconte cette complexe histoire à travers le regard de ceux qui l'observent, et à chaque fois adopte leur statut, leur façon de parler, leurs tics de langage, leur grammaire en quelque sorte. Cette profusion de voix ne rend pourtant jamais le roman disparate ou hétérogène : extrêmement cohérent, Giono invente au contraire une sorte de socle commun à la langue, un endroit où elle "fait communauté" plutôt que de diviser. Extraordinaire de constater combien ça marche, et la sorte de fausse facilité avec laquelle il jongle ainsi avec les strates de style, avec les ambiances, les personnages, comme il jongle avec les saisons. La saison principale ici, c'est l'hiver, sublimement magnifié lors de scènes qui marquent durablement : la poursuite d'un assassin, une chasse au loup qui ne démérite pas face à un Vigny, ou le dénouement génial autour du cou d'une oie qui saigne sur la neige. C'est ça les images de Giono : du cru, du simple, mais dans le même mouvement des images grandioses, cosmiques, qui dépassent leur simple statut. Dans le cou tranché d'une oie, par exemple, on lit tout un poème métaphysique : Giono est le Matisse de la littérature. Très forte aussi, cette façon de conserver un humour toujours affûté par-dessus tout ça : on sent bien que se joue là quelque chose de grave, de mystique même, mais Giono le raconte avec la bonhommie et le bon sens des paysans, avec leur naïveté. Ce qui donne des pages entières où, incapables de comprendre les agissements de Langlois, ils se contentent de décrire ses gestes, fascinés par ce bonhomme qui se transforme presque en magicien, et cette dichotomie est assez marrante. Le goût de l'ellipse de Giono fait le reste, et on se retrouve nous-mêmes face à une béance, une suite de choses non expliquées, une morts subite sans sens, un portrait contemplé pendant des heures sans qu'on sache qui il représente, une demande en mariage avortée, la mort brutale d'un loup... Un roman qui ressemble à la vie finalement, dirais-je : incompréhensible et mystérieuse. En tout cas, on est là face à une écriture extraordinaire qui vous laisse sur le cul.