Le Navire Night de Marguerite Duras - 1979
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Il est bon de se taper une fois par an un Duras, histoire de prouver : 1/ que notre capacité à endurer des films difficiles reste inentamée et 2/ que décidément, les films de Duras, c'est pas rien. Si pour le point 1, vous pouvez nous faire confiance, le point 2 reste à prouver, ce que je vais tenter de faire. Duras, c'est pas rien, non : en deux minutes de projection du Navire Night, on est plongé dans son univers si familier et à la fois si "autre", un mélange de poésie pure et d'expérimentation crâneuse à la mords-moi-le-mormon, une façon bien à elle d'être à la fois attendrissante en diable et tête à gifles. Qui sait rester aussi constante, ne rien lâcher de ce qui fait sa spécificité, avoir une telle confiance dans la cohérence de son univers, dans la justesse de son ton, rester droite dans ses bottes pour ce qui concerne ses choix esthétiques ? Je ne vois que Straub pour revenir sans arrêt sur sa forme toute de rigueur pour en creuser toutes les possibilités, au risque de perdre son public. En tout cas, ce film s'avère un de ses meilleurs, une fois passée la barrière de la consternation et de la perplexité.
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Il faut bien le dire, le film repose essentiellement sur le texte, dit en voix off par Benoît Jacquot et Duras elle-même. Son film, comme les autres, est intrinsèquement littéraire, les images, jamais illustratives, ne venant que suggérer, évoquer des sensations, appuyer le texte quitte à le démentir. Donc, voici l'histoire d'un couple qui s'est aimé pendant 3 ans sans jamais se rencontrer. Au départ, un homme qui compose des numéros de téléphone au hasard ; il fait ainsi la rencontre d'une femme dont il ne sait rien. Dès lors, leurs nuits vont être occupées de ces longues conversations, dans une vraie relation amoureuse qui ne passe que part les mots, les voix, les affinités électives. Quand l'homme suggère une rencontre, la jeune femme ne vient pas au rendez-vous, mais désormais le suit anonymement dans les rues, sans qu'il sache qui elle est. On apprendra peu à peu qu'elle est atteinte de leucémie, et que ses jours sont comptés. Tout Duras là-dedans : une conception de l'amour sapiosexuelle (ça existe, cherchez !), où le choix des mots, répétitifs, précis comme des armes, où le grain des voix, très distancées, sans éclat, comptent bien plus que la sensualité physique. Et il faut reconnaitre que ce texte-là a ses grandeurs, et qu'elles sont nombreuses. Duras impose un rythme très posé, mélancolique et d'une douceur extrême, pour raconter cette histoire à la fois extérieure et intériorisée par ses deux protagonistes. Le style de la dame est ici à son meilleur ; on est happé par ces voix étranges, déréalisées à force d'être mises à plat, et par ces mots précis, nets, sans émotion apparente mais qui portent en eux une extraordinaire nostalgie.
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A l'écran, les images ne correspondent pas directement à ce qui est dit, mais sont, disons, dans l'atmosphère du texte : lieux vides arpentés inlassablement dans de vastes plans errants, villes prises de loin, lieux qu'on dirait hantés par on ne sait quel fantôme. Et de temps en temps, l'apparition de comédiens (Dominique Sanda, Bulle Ogier et Mathieu Carrière, inexpressifs au maximum) qui semblent être les auditeurs mutiques du texte. Une fois, une fois seulement, Ogier interviendra brièvement dans le cours de la parole, dans un subtil trouble entre ce qu'on entend et ce qu'on voit (on éprouve le même trouble lors de la seule image mobile de La Jetée de Chris Marker). Il y quelque chose de "logique" dans la mise en parallèle de ces images et le texte de Duras, comme une correspondance secrète qui augmente encore le charme triste de ce qui est dit, le mystère de cette histoire d'amour et de mort portés par deux amoureux transis qui ne se rencontrent pas. Vous l'aurez compris : j'ai été bien happé par le film, qui, une fois passé le sarcasme qui vient forcément dans les premières minutes, parvient à vous scotcher à l'écran par la force de ses mots, par la beauté hantée de ses images, par la singularité étrange de la trame, par le style distancé de la réalisatrice qui parvient à imprimer sa personnalité à chaque seconde du film. On a beau dire : Duras, c'est pas rien.