Orlando, ma Biographie politique (2023) de Paul B. Preciado
Voilà ce qu'on pourrait littéralement appeler un film de genre (je pourrais d'ailleurs m'arrêter là, ne pouvant ensuite faire mieux dans le jeu de mots minable). De genre ou de nouveau genre puisqu'il est ici question de personnes qui, non, ne passent pas de femme à homme ou d'homme à femme mais qui "voyagent en terre inconnue", navigant dirais-je entre deux états, un genre de trans-port pour devenir trans-genre si on veut, refusant, pour être clair, d'être "binaire". Moi, simple binaire si je puis dire (je ne pensais pas un jour écrire ce genre de phrase mathématiquement paradoxale), je suis, dois-je l'avouer, un peu loin de ce monde-là et suis donc tout ouïe devant ce qu'il se dit ici. Paul B. Preciado, partant de l'Orlando de Virginia Woolf, organise une sorte de casting pour trouver son Orlando, ses Orlando. Chacun des participants évoque sa propre histoire (ainsi que Paul B. Preciado), tout en racontant l'histoire d'Orlando, citant des passages, rejouant des situations, récitant des dialogues... Une façon de rendre hommage à ce texte audacieux de Woolf datant de 1928 tout en évoquant, par la bande, sa propre transformation personnelle ; on apprend ainsi notamment qu'une des Orlando, dès l'âge de onze ans, a décidé de "bloquer sa puberté" pour ne pas voir son corps se transformer en femme et pouvoir "en amont" intervenir sur son corps. Si l'on peut être quelque peu étonné, nous pauvre binaires, de la précocité de ce choix, il semble s'agir d'une telle évidence pour la personne concernée qu'on ne peut qu'être convaincu de sa décision...
Preciado, entre deux scènes, entre deux Orlando, évoque également quelques incontournables du "genre", le passage par le psy, le passage par la table d'opération, ou encore la difficulté à pouvoir changer ses papiers d'identité (heureusement, Virginie Despentes herself, jouant au juge, viendra sur le fil apporter son soutien à ces différents Orlando). Un véritable parcours du combattant à l'image de cet Orlando du siècle passé qui ne fut, lors de son retour en Angleterre, après être devenue femme, plus reconnue, plus "admise" que par son chien. Même si chacun des acteurs est plus ou moins à l'aise avec son texte, si quelques baisses de tension sont à noter à mi-parcours, Preciado laisse à chacun du temps pour définir d'abord ce qu'il est, pour raconter son propre parcours (les diverses difficultés rencontrées comme le soulagement de pouvoir vivre son identité propre dans cette société terriblement normative) puis pour "jouer son rôle". Des témoignages "mis en scène" avec un certain naturel, sans fard, permettant à chacun de faire entendre sa voix. Woolf, woolf, genre ? (Shang - 18/04/24)
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Vous me trouvez à peu près dans le même état que mon camarade : ce qu'on nous donne à voir dans ce film est tellement éloigné de ce que je connais que je ne peux que regarder et me taire, muet face à ces destins hyper-singuliers. Et on en apprend, dans cette traversée poétique, sur cet étrange état d'entre-deux, sur ces êtres qui sont comme dans les limbes de l'identité, ni garçon ni fille, et s'en sortent plus ou moins bien vaille que vaille. Preciado est lui-même doté d'un regard hyper original pour filmer ce statut et ses difficultés, fabriquant un film hybride qui semble puiser dans l'état de ses sujets : ni documentaire ni fiction, Orlando ma Biographie politique oscille dans un univers flou, expérimental, un monde à cheval entre Lewis Carroll (pour l'imagerie naïve) et Pierre & Gilles (d'ailleurs convoqués pour un petit caméo). Malgré la présence de ces derniers, et de tout un tas de personnalités queer, le film ne tombe jamais dans les clichés homo ou dans la revendication identitaire : il s'agit de mettre des mots sur un état, sur une sensation, celle de ne pas appartenir aux genres tels qu'on les définit, pas de fournir un manifeste politique ou de réclamer quoi que ce soit. En ce sens, le film est très beau, réussissant une plongée dans un monde sans frontière, la réalité pénètrant la fiction, le rêve allant de paire avec le théâtre, la littérature côtoyant la peinture, Virginia Woolf rencontrant les drag-queens. Preciado arrive à évoquer la sensation d'être entre deux mondes, d'être pas à sa place, et en tire un constat à la fois malheureux (difficile de vivre dans un monde qui veut à tout prix nous étiqueter) et gai (beaucoup de beaux sentiments dans ce film). Ce n'était pas facile de mettre ces images exactes sur un sentiment, sur un statut un peu abstrait, en évitant les clichés LGBT, et avec tant de sensibilité : c'est réussi et on ressort du truc un peu moins con et un peu plus ouvert. (Gols - 08/11/24)