N'y allons pas par quatre chemins : Les Saisons est un chef-d’œuvre, un de ces trucs miraculeux qui vous tombent sur le caillou à de rares occasions, un de ceux qui à peine refermés s'affirment déjà comme des expériences inoubliables. Le quatrième de couverture promettait habilement une expérience secrète, c'est encore mieux que ça : tour à tour hilarant et glaçant, ce roman vous laisse bouche bée devant sa richesse, aussi bien symbolique que stylistique.

Ça commence comme un roman de Giono : un vagabond arrive dans un village. On ne sait pas grand-chose de lui, sauf qu'il fuit probablement les horreurs des camps, dans lesquels il a perdu sa sœur. Les habitants du lieu, ramassis infernal de ruraux crasseux, idiots, immondes, laids et méchants, l'accueillent en gros à coups de pierres, surtout quand ils apprennent qu'il veut être écrivain. Ce qui s'annonçait comme un roman "rural" tout en noblesse se change peu à peu en énorme farce à cheval entre la comédie italienne trash à la Risi et l'absurde à la Kafka. C'est comme si Pons cherchait à fabriquer une parodie de romans du terroir : les paysans sont absolument repoussants, leurs mœurs déviantes, leurs coutumes complètement cons ; et pourtant, notre héros écrivain décrit ça avec amour, bonhomie, tendresse, comme ces auteurs qui trouvent épatant le moindre tas de fumier du moment qu'il sent l'authentique. La première moitié du récit est ainsi hilarante, dans la surenchère que Pons pratique pour rendre de plus en plus odieuse cette communauté : médecin pratiquant des opérations douteuses (l'opération du pied du héros vaut son pesant de nausée), hommes de loi aussi cons que satisfaits, population hébétée, jeunes filles paillardes, vieillards cacochymes... Le tout prenant place sous des trombes d'eau qui ne cessent de s'abattre sur le lieu, et sur fond d'alcoolisme atavique (la lentille est le seul aliment qui pousse sur cette terre, et on en fait un alcool abject). Le roman réussit dans cette partie des chapitres hallucinants d'humour noir, comme cette visite des douaniers qui vire au protocole kafkaïen, ou ces conseils municipaux absurdes pour voter la moindre vétille.

Mais petit à petit, cette farce se transforme, encore une fois, en autre chose : lorsqu'apparaît le gel, et que tout ce village se retrouve enseveli dans l'immobilité, l'humour dévie vers l'angoisse métaphysique, et le livre arrive au cœur de son sujet. Il s'agit en fait de décrire l'enfer, ni plus ni moins, sous les traits d'une communauté ancestrale figée dans ses habitudes, ses coutumes et sa crétinerie. Il s'agit aussi d'interroger la place de l'artiste dans la communauté (en gros, le résultat est : c'est invivable, l'artiste ne peut pas s'intégrer, et c'est peut-être pas plus mal, tant être artiste est devenu dérisoire après les horreurs du XXème siècle). La farce devient macabre, Pasolini vient prendre la place de Risi, et on s'enfonce dans un tableau proprement apocalyptique de l'univers : l'intronisation d'un veau mort-né et grouillant de vers comme idole-totem du village, une cérémonie sexuelle démente pour permettre au héros de se reproduire, un personnage principal qui part littéralement en morceaux (aussi bien physiquement que dans ses ambitions artistiques), tout devient angoisse, grotesque, morbide. Jusqu'à ces dernières pages, beckettiennes, qui renvoie tout espoir d'échappatoire aux oubliettes, laissant cette communauté seule face à un tas d'ossements pris dans la neige, contemplant son propre vide et son désespoir en face.

La vache... On pensait que Pons allait nous parler du pittoresque de la vie à la campagne ; il nous laisse dans un des cercles de Dante. A chaque page, le livre est énorme. Qu'il soit dans le registre de l'humour (mais attention : un humour ricanant, politiquement incorrect dans le vrai sens du terme, l'humour du désespoir pour ainsi dire) ou dans celui de la métaphysique pure, il est écrit avec un sens de la narration impeccable, une précision de chaque terme (la richesse des phrases, avec ces adjectifs soigneusement choisis, cette fausse simplicité d’exécution), un équilibre de construction parfait. C'est peu à peu, sans s'en rendre compte, que le lecteur est amené au fond du fond de l'horreur, et on met du temps à se rendre compte qu'on ne rit plus depuis un bon moment. Pons a le talent de ces grands auteurs russes (on pense souvent à Boulgakov) qui savent parler des choses les plus sombres avec un ricanement dément, à la frontière entre fantastique et réalisme. Le roman parle de choses vraiment profondes, la place de l'écrivain dans la société, les dangers de la communauté, le leurre de l'utopie rurale, l'échec de tout espoir de bonheur, et en parle en racontant une histoire captivante, à la fois repoussante et sublime, à la fois "bigger than life" et dérisoire. On quitte le truc franchement sur le cul, devant l'audace énorme du projet et sa réussite totale. Les Saisons pourrait bien être le roman ultime sur "l'après-Auschwitz", qui déguiserait son projet sous des dehors de comédie grotesque et délirante. Cessez toute autre lecture séance tenante : c'est ce livre-là qu'il faut lire. (Gols 19/09/11)

Qu'ajouter à la déclaration enamourée et hautement méritée de mon camarade ? Me voilà de même tout pantois devant cet ouvrage qui ferait passer Le Moulin de Pologne de Giono pour une bluette, Le Château de Kafka pour une promenade de santé, Le Désert des Tartares de Buzatti (auteur auquel j'ai également beaucoup pensé, mais pas forcément par rapport à cette oeuvre en particulier, d'ailleurs) pour une attente entre amis. Dès le départ, on colle aux basques de ce Siméon au passé noir (oui, l'image des camps revient plusieurs fois) qui s'enfonce toujours plus en avant dans les ténèbres, la violence, l'absence d'humanité, la déchéance, la pourriture... Jusqu'à la lie, l'hallali, l'Apocalypse, l'exode, un exode final en forme d'impasse... La boucle est bouclée, juste autour du cou. Mais s'il est question de vers qui grouillent, de saleté qui ronge, d'anathèmes qui foudroient (notre pauvre Siméon, seul contre tous, amputé morceau par morceau, écrivain raté ou raté tentant d'écrire, écrivain en quête de hauteur et vite rabaissé, humilié, mis à mal), il y a la minable impression qu'on est en terrain connu, à peine étonné de ces lieux putrides, de cette pauvreté galopante, de cette méchanceté criante... Un monde à la fois si loin et si proche... Un "réalisme fantastique" qui dresse un portrait guère fantastique de la réalité en quelque sorte. On surnage, oui, on a même hâte d'aller jusqu'au bout de ces nuits pluvieuses, sans doute aussi parce que l'on s'accroche malgré nous à des lambeaux d'humour, d'absurdité (le rire et le gouffre font bon ménage depuis Hugo commentant Rabelais), sans doute encore parce que cette écriture somptueuse, précise comme un scalpel, nous laisse à penser que les mots seront toujours plus forts que les maux. Malgré.

Ces saisons (de plusieurs mois) en enfer (pluie, gel, neige et bis repetita) se lisent avec un plaisir de gourmet, un gourmet qui doit souvent se contenter de "lentilles littéraires" comme les personnages de cette bible morbide. La crasse, la misère, les blessures, la bêtise, l'avilissement, la mort même et tout de même quelques traces d'amour (des traces dans la boue, mais des traces, oui), quelques perfidies plus ou moins malines d'enfants (Louanna et ses petites moqueries, oui, quoiqu'on en dise) autant de microscopiques lueurs dans ce monde qui se délite. La place de l'artiste au XXème siècle ? S'il n'est pas dans le livre, il est au moins sur la couverture. Merci Maurice. (Shang 05/01/16)

LIVRE : Les Saisons de Maurice Pons - 1965

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