LIVRE : Le Silence (Small Mercies) de Dennis Lehane - 2023

Le grand retour en littérature de Dennis Lehane se fait par une glorieuse porte, et on est bluffé par cette écriture comme rarement ces derniers temps sous sa plume. L'auteur est désormais un vieux briscard, ce n'est plus à lui qu'on va apprendre à faire la grimace. Il choisit donc de raconter une histoire mille fois racontée, ayant bien conscience que, en matière de roman noir et de thriller, on a à peu près tout raconté et qu'il importe désormais de se concentrer sur l’écriture, et non point sur les rebondissements. Peu d'intérêt donc dans ce scénario surfait : une femme dont la fille est assassinée par la pègre locale décide de se venger elle-même et va mettre la ville à feu et à sang. On connaît par cœur ce genre d'histoire, qu'on imagine bien sûr pleine de scènes sanglantes, pleine de chausse-trappe et de retournements de situations, pleine de dangers pour l'héroïne, et construite en escalier, du larbin de service responsable du crime jusqu'au grand Manitou à l'origine de tout ça. C'est exactement ce qui se passe, de ce côté-là, on est dans le pépère. Tout est dans le talent de Lehane pour traduire une ambiance, pour ancrer son récit dans un territoire et une époque précise, et pour y faire entrer le lecteur comme un poisson dans l'eau. Le contexte, ici : les années 70 à Boston. Le racisme bat son plein,Noirs et Blancs sont irréconciliables, et dans ce cadre-là, l’État décide que les écoles de la ville vont pratiquer la mixité sociale et raciale, autrement dit que des blancs des beaux quartiers vont devoir aller dans les lycées noirs et inversement. Les tensions sont à vif, donc, et l'héroïne du roman, Mary Pat, est justement une de ces blanches satisfaites, éduquée depuis toujours dans la haine du noir, et qui s'oppose fermement au projet.

C'est la meilleure idée du livre que d'avoir choisi comme personnage principal une femme antipathique, brutale et binaire dans sa vision de la vie. Cette histoire de "busing" (le transfert des élèves) reste en fond, mais est suffisamment fort pour imprégner tout le livre, qui en ressort peu à peu comme un pamphlet politique. Le contexte social des années 70 est magnifiquement rendu, on se croirait vraiment rendu à l'époque, et Lehane ne s'embarrasse pas de pincettes pour montrer le racisme ordinaire le plus crasseux chez ces braves gens qui ne savent pas penser autrement. Si bien que le meurtre de cette jeune fille, et la vengeance de sa mère, sont teintés d’ambiguïté : elles n'ont pas forcément raison d'agir comme elles le font, et Le Silence est exemplaire pour nous donner à réfléchir, pour nous présenter des personnages troublants, ambigus, moralement discutables. En plus de la grande véracité du contexte et de la profondeur des personnages, on reste épaté par les fulgurances d'écriture de Lehane, très bien mises en valeur par la traduction fluide de François Happe. Les dialogues, notamment, ont l'air directement puisés dans la rue, en direct, et on est bluffé par leur rythme, leur dynamisme, leur crédibilité. Mais Lehane n'est pas en reste non plus dans les moments plus descriptifs, et encore moins quand il s'agit de réfléchir à des questions sociales sans lourdeur : on est souvent frappé de la pertinence du propos, qui arrive à parler politique tout en restant dans le thriller pur, tout en vous passionnant pour les tournants de la trame. Vous l'aurez compris : je suis impressionné par la fausse simplicité de ce livre intelligent, divertissant et écrit dans une langue hyper-tonique. Une réussite.