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1 février 2023

Tár de Todd Field - 2023

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Je ne sais pas ce que valaient les premiers films de Todd Field (pas grand chose, si j'en crois mon camarade), mais ce retour se fait par la très grande porte. Voilà longtemps que je n'avais pas vu deux fois de suite un film au cinéma : Tár est si beau, si complexe, et un tel coup au plexus à sa première vision, qu'il fallait bien y retourner pour en admirer en plus toute l'intelligence. C'est du cinéma très maîtrisé, qui peut faire penser dans sa tenue très radicale et son cérébralisme froid à P.T. Anderson ou à Kubrick. Mais ce vernis glacial cache un film vibrant de sentiments et de sensations, et on ne peut que rester baba devant la rigueur de la mise en scène qui ne se laisse jamais aller à la facilité ou au grandes orgues. La première heure a même tout du génie pur : dans une installation super froide, faite d'intérieurs ouatés, de salons feutrés, de tunnels interminables (le premier dialogue dans la voiture est enfermé pendant de longues minutes dans un de ces tunnels), on nous présente Lydia Tár, cheffe d'orchestre adulée et célébrée, au faîte de sa gloire. Elle s'apprête à couronner sa carrière par l'enregistrement de la 5ème de Mahler, sort ses mémoires, est interviewée par les grands spécialistes de la musique classique et a sous sa baguette un des meilleurs orchestres du monde, le Philharmonique de Berlin. En de longues scènes aussi épurées que possible, aux champs-contre-champs de toute beauté, au cadrage mathématique, Field nous présente son personnage tout de maitrise, et en profite pour nous parler également de musique. Jamais je n'avais eu l'impression de toucher d'aussi près à ce qui fait la nature de la musique classique. C'est érudit, parfois même pédant, mais les dialogues arrivent à mettre en mots l'abstraction de cet art, ainsi que la subtilité du métier de chef d'orchestre. Le personnage est porté par Cate Blanchett, qui mérite franchement tous les prix du monde pour son interprétation habitée, profonde, hyper-intelligente du rôle ; observez ses mains surtout : un poème. Elle est certes dans la composition à l'américaine, mais aussi dans un jeu super naturel et incarné, très très loin des tics de ce genre d'emploi habituellement. Elle est géniale, voilà tout.

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Interviews, cours (la splendide séquence où elle s'en prend à un élève qui refuse de jouer du Bach parce que celui-ci était misogyne), conversations de travail avec son assistante (la fragile et grande Noémie Merlant) ou avec ses pairs, choix de la pochette du disque : on a l'impression qu'on fait le tour des aléas du métier de star de la musique classique. Mais le film ne se contente pas de ça (qui est déjà miraculeux). Peu à peu, le personnage de Tár se densifie, devient plus complexe, plus discutable. Si au départ on applaudit à deux mains sa condamnation du wokisme, si on admire le raffinement du personnage, on se rend compte peu à peu que cette femme n'est pas si impeccable qu'on nous le dit. Ça commence avec de minuscules détails, qui prennent la forme de faits étranges mais pas graves du tout : un son de sonnerie qui la dérange, une voisine foldingue, un métronome qui se déclenche tout seul, des cris dans un bois où elle fait son footing, une vague silhouette derrière son piano (que je n'ai vue qu'à ma deuxième vision). On se dit que cette Tár a peut-être un peu de folie en elle, et que tout ça n'est pas très sain. Mais peu à peu on comprend que quelque chose la harcèle plutôt, un sentiment de culpabilité pugnace qui la sape doucement. Derrière la façade se cache en fait une manipulatrice perverse, ce que prouve le suicide d'une musicienne qu'elle a harcelée, passé qui la rattrape en même temps qu'une foule de problèmes liés à son autorité légèrement sadique.

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Si bien qu'on assiste peu à peu à une variation sur le harcèlement sexuel de nos jours, sous la forme non d'un homme mais d'une femme ; qui plus est une femme éduquée, érudite même, et apparemment parfaite. Jamais le film n'est moral ou accusateur, jamais il ne joue le jeu de "les femmes aussi peuvent être de fieffées salopes". Avec un tact infini, Field  montre une surface se craqueler petit à petit, un personnage se révéler. On n'est jamais complètement contre Tár, elle est trop intelligente et elle a souvent des comportements tout à fait normaux ; mais on n'est jamais avec elle non plus, et sa perversion, qui frôle parfois le pathétique quand elle s'éprend de sa nouvelle violoncelliste ou quand elle doit virer son fidèle assistant, empêchant la sympathie. Cette mesure extraordinaire dans le personnage, ajoutée à une mise en scène qui ne dévoile pas tout son jeu, qui nous laisse la place pour la réflexion et le jugement, fait toute la grandeur de Tár. Même si le film est parfois trop long (surtout dans sa dernière heure), on reste admiratif devant l'intelligence du procédé, devant ces acteurs tous impeccables (je n'ai pas parlé de Nina Hoss, mais c'est également un modèle de subtilité) et devant cette merveille de mise en scène d'une maitrise diabolique. L'année démarre très fort.

Commentaires
S
On précise tout de même que les deux films précédents de Todd Field sont superbes, contrairement à ce que vous écrivez. Certes, moins virtuoses et universels que Tár, mais très ancrés dans l'amérique profonde et à la narration parfaite.
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S
Je n'avais pas été aussi enthousiaste (l'intrigue et ses gros sabots) mais tout de même très positif dans le petit commentaire que j'avais laissé sous votre recension de Little Children (celle sur Tár manquant). Mais oui Cate Blanchett (le plus beau profil du cinéma) est époustouflante.
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