23bf20d5eb8c96114f97052c124b3075960b8cfb0d1bb8e661411af46fdf2e49"Mon message d'espoir, c'est que la Shoah n'était guère une exception. L’exception, ce sont les laps de temps entre chaque holocauste. Alors un conseil : savourez-les, ces moments."

Je fais connaissance avec Jerry Stahl, alors que depuis des années j'aurais dû m'y intéresser : un pote de Hubert Selby et de Hunter Thompson ne peut qu'avoir ma sympathie. Et ça se confirme avec Nein nein nein, récit en immersion dans un voyage organisé infernal. La proposition de l'agence : faire le tour des  "hauts lieux" de la Shoah en Pologne et en Allemagne. Stahl, juif, alcoolique, dépressif et en panne d'inspiration pour la nouvelle série qu'il est en train d'écrire, se lance dans ce Jewish Tour, bien décidé à rendre un hommage plein de dignité à ces morts. Mais il se heurte bien vite à la trivialité du tourisme de masse : crétins qui ne connaissent rien à l'histoire, blagueurs à deux balles, antisémites notoires, jeunes filles en quête de spectaculaire... tout finit plus souvent à la cafétéria d'Auschwitz (oui, il y a une cafétéria à Auschwitz, et des toilettes payantes gardées par un employé) que les yeux baissés devant les fours crématoires. Misère de nos contemporains, oubli de l'Histoire, irrespect et grossièreté seront le lot commun de ce voyage, à la fois pathétiquement drôle et désolant. Comme tous les grands cyniques, Stahl possède l'élégance et la politesse de l'humour : il se décrit lui-même sans du tout s'épargner au sein du marasme que constitue ce voyage, ricanant à ses propres vannes ironiques et à sa dépression chronique, n'hésitant jamais à raconter l'anecdote honteuse qui l'a mis en fâcheuse posture. Il n'est pas le dernier non plus pour critiquer ses compagnons de voyage, ramassis de trous du cul incultes qu'il décrit comme des habitants du purgatoire. On se marre vraiment beaucoup devant cet exemple de vanité humaine, d'idiotie et de comportements inappropriés. Stahl profite des pauses du parcours pour nous parler de sa vie minable d'écrivain de séries télé, revenant sur ses origines juives mal assumées, racontant telle ou telle aventure peu glorieuse de son passé. Mais le gros du bouquin consiste à opposer son sentiment plein de compassion, de dignité, d'horreur aux faits et gestes de ses contemporains, tous plus déplacés les uns que les autres. Stahl a visiblement hérité d'un humour de "stand-uper" qui lui permet de balancer des vannes souvent incroyablement culottées façon staccato, son statut de Juif le mettant à l'abri de tout soupçon d’antisémitisme. Une bonne blague sur Hitler ou sur les tortures de Mengele, ça fait parfois du bien à la catharsis. L'écriture façon gonzo, prise sur le vif, fonctionne parfaitement avec ce goût pour la vanne, et on a parfois l'impression d'un texte en direct, écrit sur le terrain, ce qui est très agréable. Surtout, le texte n'est pas qu'un gag : ça et là, au gré d'une réflexion, d'une page, de la description d'un lieu funeste, Stahl sait la fermer, tenir son cynisme à distance, et livrer quelques phrases bouleversantes sur les horreurs de cette tragédie. In extremis, il livre même un formidable kaddish à ses frères, preuve que même chez cet affreux monstre de cynisme se cache aussi un être sensible et empathique. Excellent moment.