LIVRE : Nous Deux Roman-photo de Sylvie Durastanti - 2022

On n'arrête pas d'aller fouiller dans la maigre œuvre d'Eustache pour essayer d'en tirer tous les trésors, et la mieux placée pour ça en ce moment semble bien être Sylvie Durastanti, en tant que dernière compagne et scénariste attitrée de la fin de vie du bougre. Elle a attendu toutes ces années avant de nous donner à découvrir ces deux scénarios qu'elle écrivit à l'époque, qu'Eustache devait tourner, mais dont une bête ingestion exagérée de pilules du sommeil ont interrompu la production. A leur lecture, on voit bien pourtant combien ces textes auraient pu être complètement dans sa veine, l'un dans le côté expérimental, l'autre en tant que suite plus ou moins avouée de La Maman et la Putain.

Le premier texte ("Un Moment d'absence"), destiné à devenir un court-métrage, est une simple description de la chambre d'Eustache. Encombrée d'appareils électroniques, films, de livres, de bouts de documentations éparses, elle témoigne également de la grande solitude du bougre, et de certaines addictions plus ou moins avouables par ailleurs. Tentative un peu "pérecienne" de donner un aperçu du gars par son environnement, avec cette présence cadavérique du dormeur, ce court texte est une invitation à l’imaginaire et à la mise en scène, et une déclaration d'intention assez claire envers la pauvreté revendiquée du cinéma. Il n'est pas du tout écrit comme un scénario, d'ailleurs, plus comme une nouvelle, destinée d'ailleurs à être lue en voix off sur les images. On apprend d’ailleurs que le Jeannot avait envisagé d'en faire un diptyque, comme Une sale histoire, chaque film changeant en quelque sorte la subjectivité de ce qui nous est montré, tantôt d'un côté masculin, tantôt féminin. Un texte (et un film) qui s'annonçait comme hanté et sombre, un vrai bel objet barré et étrange.

On attaque ensuite le gros morceau du livre avec "Nous deux roman-photo", construit cette fois ci plus comme un scénario classique (encore que...), et destiné à un long-métrage qu'Eustache envisageait encore plus long que La Maman et la Putain. Tout à fait dans la veine de celui-ci, il décrit par le menu la relation tapageuse entre un homme et une femme dans le Paris des bistrots et des petites chambres de bonne de l'époque : longs dialogues parfois anodins, parfois profonds, parfois douloureux, parfois joyeux, parfois conflictuels, parfois banals qui dessinent un amour tumultueux, inutile de vous dire que la figure de Léaud ou celle de Lebrun font bien souvent leur apparition. Curieux d'ailleurs de voir une écriture aussi eustachienne sur un texte qui n'est pas de lui, et qui répond au film si personnel qu'était La Maman. Durastanti semble être entrée de force dans la psyché du cinéaste, et en avoir ramené un scénario complètement dans sa veine. En tout cas, on s'enthousiasme pour ce style, légèrement désuet maintenant, mélange de sophistication littéraire et de culture populaire, en soupirant, une fois de plus, que ce projet n'ait pas vu le jour. Nul autre qu'Eustache n'aurait été capable de le filmer.

Le dernier texte est un long retour sur les rapports entre l'auteur et le cinéaste, la genèse de ces deux scénarios, la réponse à quelques questions qu'on se posait sur la fin de la vie du garçon, la tentative de description d'Eustache au travail. L’écriture est plus confuse, au fil de la plume semble-t-il, mais on en tire quelques jolis enseignements ici ou là, comme cet attrait pour le diptyque, pour la réponse entre les films. Eustache en ressort toujours autant chargé de mystères, mais nettement plus humain que ce que sa légende véhicule. On sent la pas commode Sylvie Durastanti désireuse de mettre les choses au point, mais finalement elle le fait beaucoup mieux avec ces deux textes magnifiques qu'avec cette troisième partie pas géniale.

Il faut que tout s'Eustache : clique

Comments

[Stéphane Bernard]

Justement je me demandais si ce fort étrange "Un Moment d'absence" (plus kundérien que perécien peut-être) s'y trouvait, texte lu et relu, et qui paraît dévoiler un des arcanes de son ars poetica.