The Garden de Frederick Wiseman - 2004

Nous voici dans le dur de cette odyssée Wiseman, puisque ce film est une rareté : après des années de prises de vue et de montage, Wiseman s'est vu tout simplement refuser les droits de diffusion de son film par son commanditaire lui-même. Ce qui rend la chose à peu près invisible, sauf dans des versions légèrement interlopes en vidéo rayée, que j'ai visionnées pour vous, bande de canailloux. A la vue de la chose, on se demande bien ce qui a pu choquer. Wiseman y exerce son rigoureux boulot d'observateur de tous les recoins d'un lieu, et retranscrit ça avec son objectivité légendaire ; et si on peut bien entendu, comme toujours, y déceler un contenu politique, une volonté moins neutre que ce que laisse apparaître sa forme, on est bien en peine de comprendre en quoi The Garden est plus ambigu que, au hasard, The Store ou Titicut Follies, et ce qui a pu justifier son sort. Le brave homme décide d'aller filmer un lieu mythique et secret, effectivement tellement riche en événements qu'il est intéressant de s'y plonger : le Madison Square Garden, immense lieu de Manhattan où on peut aussi bien assister à un concert de Puff Dadddy qu'à un salon sur les chats, à un match de basket qu'à un congrès de l'armée, le tout à un rythme véritablement infernal. Patiemment, et en même temps pris dans le tourbillon de cette course en avant, Wiseman rend compte avec rigueur et beauté de l'effervescence du lieu, depuis les cuisines jusqu'aux coulisses des concerts, depuis les réunions d'organisation jusqu'aux visages ravis du public. C'est fait avec la droiture habituelle, et on contemple épaté l'organisation minutieuse qui consiste à changer une salle de concert en patinoire en quelques heures, ou à préparer un repas pour 800 convives, ou à prévoir les règles de sécurité d'un tel lieu.

On ne change pas un scrutateur de son époque qui gagne, et on retrouve avec beaucoup de plaisir le Wiseman aigu dans ce film à la fois admiratif et critique : on devine à travers ces séquences filmées dans la longueur, montrant ici une adepte du massage de chat (son livre est en vente à la sortie), là un actionnaire roublard, ici un spectateur de catch hilare, là un propriétaire de chien toiletté comme dans Sissi, le portrait d'une Amérique du divertissement de masse, replète et satisfaite. Il suffit à Wiseman de filmer des seaux de pop-corns qui se remplissent, un enfant à moitié endormi devant un spectacle en mousse, un gradé tentant d'enrôler un simplet, un groupe de femmes venues supporter leurs maris en sueur dans un match de basket, pour que la teneur très acerbe de son film se fasses sentir, sans qu'il soit besoin d'y ajouter un quelconque commentaire. Le plus beau restant dans cette façon de filmer tous ces gens au service du bonheur du public, travaillant dans l'ombre et souvent très noblement : la scène où on voit les ouvriers et les machines s'affairer pour recouvrir l’immense scène de glace est hypnotique, semblable à un ballet au moins aussi beau que le couple de patineurs qui suit. On sent bien que, par-delà la sévérité avec laquelle il regarde ce monde superficiel, il y a aussi toute une part d'enfance qui réside dans cette façon de mobiliser toute une armée de personnages pour donner du spectacle aux gens. Et nous de nous extasier devant cette magie qui parvient à faire d'un film de 3h20 un long moment passionnant sans une once d'ennui.

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