Dans les années 80, une palanquée de petits cinéastes oubliés ont œuvré à repousser les frontières du film d'horreur. Si on a retenu les noms des glorieux Carpenter, Craven ou autres Raimi, il en fut d'autres, tel Brian Yuzna, qui n'ont pas eu les honneurs des podiums, mais qui ont tout de même leur part de génie. A voir Society, en tout cas, on ne peut qu'être sidéré par le caractère déjà bien marqué de son auteur, qui réalisait ici son premier film et tenait du même coup à faire savoir à ses contemporains qu'un nouvel adepte du mauvais goût extrême était né. La chose est là, dans toute son aberration ; vous dire qu'on est dans le pire de l'inspiration trash est pas loin de la vérité, mais le fait est que ça fonctionne aussi à mort, et qu'au milieu du caca-pipi-prout, des flaques de sang et des corps démembrés, Yuzna, mine de rien, arrive à dire eux-trois choses plutôt finaudes.
Bill est un adolescent boutonneux classique, sauf que lui est atteint d'un curieux mal qui le harcèle : il est persuadé que la société est contre lui, lui en veut personnellement, et lui cache ses activités. Dans une position typique de l'ado, il est persuadé "qu'il n'en est pas", que les fêtes les plus échevelées se déroulent sans lui, et que tout ce que ses proches, amis, profs et autres voisins lui opposent, c'est une façade conventionnelle classique, bien loin de ses envies. Paranoïa encouragée par le geek du lycée, qui est persuadé d'avoir mis la main sur un vaste complot sexuello-politique... mais qui disparaît subitement dans des circonstances mystérieuses. Pendant une bonne heure, le film n'est que ça : un teenage movie réalisé au plus pressé, joué au rabais, au cours duquel Bill va de preuves d'un complot de tous contre lui à une opposition ferme de son entourage : non, mon gamin, ta sœur ne se tape pas ton père dans des partouzes effrénées et alcoolisées dès que tu as le dos tourné, non ton meilleur pote ne se livre pas à des meurtres sadiques la nuit pendant que tu dors... On ne s'ennuie pas vraiment, parce que le film est assez bien rythmé, et qu'on sait qu'on va avoir droit à du gore sur la fin, la réputation de la chose étant avérée depuis longtemps. Mais disons que si on ne savait pas où on était, on aurait coupé depuis belle lurette la projection, peu intéressé par ces amourettes de plage et ces disputes d'adolescents rougeauds.
La hantise de manquer l'important étant une des grandes terreurs de la jeunesse depuis toujours, Yuzna file l'allégorie pour arriver à son point culminant, celui qui concrétisera son thème, tout en ouvrant sur un autre : la lutte des classes. Dans un final qu'il faut bien qualifier de sensationnel, le gars nous montre que les classes supérieures, dans leurs rituels, leurs codes, leurs relations sociales, sont souvent bien plus monstrueuses que les autres. Oui, il y avait bien une caste cachée dans la société de Bill, de laquelle il était exclu. Quand elle se dévoile, elle le fait dans une débauche de motifs sanglants, sexuels, déviants, scato, qui vous laisse bouche bée. Notre garçon, qui finit par être capturé par cette caste pour servir d'agneau sacrificiel, se retrouve dans une gigantesque partouze à laquelle semble participer tout le reste du monde. Et ça y va de la provoc : sa sœur qui sort en rigolant du vagin de sa mère, dans une sorte de 69 infernal ; un fist-fucking qui se termine en retournement complet du corps de celui qui en est la victime ; le père qui se transforme en cul géant ; les visages qui fondent comme du gruyère pour s'accoupler dans une sorte de mélange de sucs parfaitement dégueu... j'en passe et des plus cradouilles. En tout cas, l'imaginaire de Yuzna, qui ne semble avoir aucune limite, et surtout pas celles du bon goût, développe ici une sorte de poésie crasseuse et régressive du meilleur effet : les effets spéciaux, tous faits main (ce qui les rend charmants et d'autant plus impressionnants), sont au service d'une imagerie qu'on imaginerait bien empruntée à Geronimus Bosch, Lovecraft ou Dante. Tout ça pour raconter la sensation de rejet d'un jeune garçon qui grandit, ou la vérole qui gagne la haute société, ou les rites maçonniques qui se changent en orgies anthropophages, il fallait oser. En tout cas, on oublie la terne première heure pour se couler avec délice dans ce gros gros délire spectaculaire. Culte, de toute évidence.
La dernière longue séquence est tout ce que vous dites, c'est hallucinant et inoubliable, ce mélange de nutrition (sur un être vivant), de sexualité (violente). Les effets sont fabuleux et extrêmement inventifs. Les personnages manquent un peu de présence, mais la mère de l'héroïne, fardée, obèse et hébétée, est à mourir de rire et dérange en même temps, tant elle est réduite à un corps (elle se comporte comme la créature de Frankenstein ou un zombie).
Ce film est vraiment un film d'adolescents, où compte par-dessus tout le rejet de sa famille par un très jeune homme. Il leur reproche d'abord brièvement leur mépris de classe (envers ses amis à lui) et ensuite leur perversité et leur violence. La répétition de l'injure "butthead" par le héros et son père le prouve. Il s'enfuit avec une fille qui trahit sa classe et un de ses amis qui n'appartient pas à ce monde, sans trop de surprise. Plus étrange : les visions du héros sont souvent très fausses et trompeuses et laissent penser à une paranoïa injustifiée, mais en fait dans la suite elles disparaissent et le héros avait en fait raison. C'est un peu mal fichu (dans Le Locataire, le héros se trompait jusqu'au bout).
Du coup je vous trouve un peu trop sympa de parler de lutte des classes. A mon avis, c'est esquivé : il est clair que les jeunes qui vont se faire dévorer ne viennent pas de cette classe supérieure mais pour autant on ne sait absolument rien d'autre et les deux amis du héros n'ont pas l'air défavorisés pour autant (entre les bagnoles, les vêtements et l'électronique). Rien d'autre, pas de classe exploitée réellement présente à l'écran.
Merci encore !