Le-fils-de-l-hommeOn est indéniablement dans du plus costaud avec Del Amo qui nous livre non point une mais deux histoires entre un père et un fils ; Del Amo, on le sait, n'est pas l'écrivain le plus fleur bleue du moment, autant dire qu'on est là plus dans des rapports de force que dans des bons sentiments sirupeux. Dès le prologue, où il est question d'une chasse se déroulant au fin fond des âges, on touche du doigt une certaine sauvagerie des rapports avec la nature qui ne tardera pas, sitôt le prologue fermé, à se transformer en une évidente sauvagerie des rapports humains... Au centre du récit, il y a le retour d'un père auprès de sa femme et de son enfant ; Del Amo va entreprendre de faire un va-et-vient entre le départ de ces trois-là dans un décor rugueux et ardu (Les Roches - l'ancienne grange qu'habitait le père de ce père) et le comportement de ce père, absent pendant six années, dans les premiers jours de son retour. La femme, comme le gamin, ne pipe mot, et l'on sent dès le départ qu'il est plus question dans cette attitude de crainte envers le père que d'amour tu... La mère et le fils ne vont cesser d'observer ce père, à la ville comme à la campagne, en attendant de voir ce que cet inattendu retour leur réserve... Vont-ils partir en pleine nature pour retrouver les premiers temps d'un amour perdu ?... Ou vont-ils se retrouver isolés dans une nature aux allures de prison, en compagnie d'un type définitivement... sauvage et possessif ?

Dès les premières lignes, on plonge dans une atmosphère sombre et envoûtante que Del Amo, à l'aide d'un vocabulaire toujours aussi riche et précis (ah ces fameux doigts pulpeux !...), nous dépeint avec art et passion (il est clair qu'après un Djian, on passe du dictionnaire junior à l'encyclopédie en vingt volumes - la richesse des expressions, on a beau dire, cela donne tout de suite une petite patine littéraire)... On pénètre dans les quatre murs de cette maison habitée par la femme et l'enfant avec le troublant sentiment que cet homme va une nouvelle fois tenter d'imposer sa marque sur les "siens" ; cette "échappée" par la suite dans le domaine des Roches n'apporte, quant à elle, que peu d'air au moulin : un temps orageux, un père obsédé par la réhabilitation des lieux (alors que le toit part en vrille, que la terre est gorgée de cailloux rendant toute envie de potager bien ambitieuse...) et un climat de plus en plus tendu : si le gamin parvient à s'échapper dans cette nature qu'il découvre pas à pas, la mère, enceinte (d'un autre...), malade, semble de moins en moins à la fête ; le père prendra-t-il sur lui pour venir en aide à ce qu'il reste de sa famille ou plongera-t-il au plus profond de ses idées noires, embourbé dans son incapacité à compatir ?... On tremble avec cette mère, on tremble avec ce gosse, devant ce père dont personne ne connaît vraiment les intentions... On frémit autant devant les dangers que cette nature renferme que face à cet homme impénétrable, jaloux, habité par un sombre passé... Le long (et magistral) monologue dans lequel il se lance, en compagnie de son fils, fait apparaître toutes ses anciennes blessures sentimentales... Son rapport à l'amour tout comme ses relations avec son propre père laissent deviner des blessures, des fêlures difficiles à combler... Alors même que ce passé l'obsède, que le sort, dirait-on, s'acharne sur lui, on craint le pire quant à l'issue de ce récit qui s'annonce définitivement tragique... De la noirceur de l'âme humaine, de la difficulté des rapports filiaux, de la difficulté d'aimer sans posséder et détruire son prochain, il est question de tout cela dans ce Del Amo ténébreux comme une mine de fer abandonnée mais où les mots scintillent (si si je vais oser) comme d'oubliés minerais.   (Shang - 02/09/21)


prix-roman-fnac-2021-del-amo-fils-homme-6135c1a2335f1939047621Quel pied, oublie de s'enthousiasmer mon camarade, que de tomber sur une écriture aussi magnifique ! Franchement, Del Amo pourrait me raconter sa journée à Monoprix, s'il le fait avec un style aussi brillant, avec un soin du mot le plus exact et en même temps le plus rond, le plus ciselé, le plus esthétique, je dirais amen aussi bien. Là, il se trouve que ce grand style est au service d'une trame vraiment prenante, et ça n'enlève rien. Une fois passée cette introduction qui m'a semblé un peu moyenne (je comprends ce qu'elle fait là, mais elle m'a paru un poil trop solennelle, comme si Del Amo voulait graver son roman dans le marbre, comme s'il voulait d'entrée de jeu nous signaler qu'on est là dans la Grande Littérature, comme s'il montrait un petit peu sa prétention dès le départ), on plonge dans cette trame vénéneuse comme on plongerait dans un étang trouble. La grande qualité du texte est de nous montrer des grands archétypes de personnages (aucun n'a de nom, c'est juste le père, le fils, la mère) qui rejouent le jeu brutal et éternel de la domination de la femme par l'homme, de l'homme par lui-même, de l'enfant par l'homme : cette thématique est subtilement et lentement amenée, et on ne sait pas au départ si cet homme, de retour après des années de silence, est vraiment un pervers, si son côté dominateur n'est pas le fruit de l'imagination de l'enfant, si la mère est si étrangère que ça à son absence. Ce n'est que lentement qu'on découvre un vrai monstre, ou un fou, un mâle dominant tentant d'inculquer à son enfant les règles de la loi du plus fort, obsédé par son propre père tout aussi fêlé que lui. Ce n'est pas nouveau : le sang se transmet, y compris celui qu'on retrouve sous forme de tâches noirâtres (l'épisode bouleversant du renardeau), les chiens ne font pas des chats, la violence engendre la violence, etc. Del Amo renouvelle le thème, en livre une épure pour ainsi dire, et c'est magnifique. La justesse des observations de l'enfant, l'alternance très pertinente entre présent et passé immédiat, la progression millimétrée vers de plus en plus de violence, associée à une curieuse distance par rapport à tout ça (qu'on pourrait appeler celle du démiurge), tout ça constitue un roman très prenant. Mais ce n'est, comme je le disais, pas là qu'il faut chercher la beauté du bazar.

Au niveau du style, on est franchement ébloui. J'ai toujours beaucoup aimé ces écritures foisonnantes, minérales, cosmiques, qui traitent la nature en élément grandiose et placent les personnages en son sein comme des marionnettes guidées par elle. On est en plein dedans ici : les actions des personnages sont toujours insérées dans un rapport avec la nature. Le décor sublime de cette forêt dense, de cette campagne abandonnée de tout, séparée du monde réel par un tronc d'arbre effondré, est génialement rendu par des adjectifs qui allient la sophistication et la beauté. Les mots (béni soit Del Amo qui utilise encore le mot "saxifrage") sont choisis pour toutes leurs fonctions : sémantique (et on ne peut pas prendre le gars en défaut, tant il possède le sens du mot juste à chaque instant), esthétique (entre deux options, il choisit la plus brillante), symbolique, musicale, formelle. Ça donne des paragraphes à tomber le cul par terre, d'un rythme, d'un foisonnement, d'une musicalité parfaits. L'histoire s'inscrit là-dedans et devient alors une vaste trame dépassant la condition humaine des personnages pour lui faire gagner le cosmos, l'Histoire avec un grand H, quelque chose qui a à voir avec l'éternité. Grand grand grand livre de style.   (Gols - 07/09/21)