Onoda, 10 000 nuits dans la jungle d'Arthur Harari - 2021
Un petit film modeste et réussi (Diamant noir), et notre Harari prend déjà des voies buissonnières, se dirigeant à peu près dans la direction opposée à ses débuts : Onoda, film en japonais, se situant sur une île des Philippines pendant la guerre, et flirtant avec la fresque, voilà qui nous éloigne de la place Vendôme. Pourtant le fait est : ce cinéaste est foutument intéressant, et après ses débuts prometteurs, nous offre avec ce deuxième film un exemple de rigueur, un conte passionnant et des scènes absolument parfaites. L'histoire en elle-même est déjà tout un programme : en 1944, un soldat japonais est envoyé sur une île pour y organiser la résistance contre les assauts de l'armée américaine, en passe de remporter la guerre. Form(at)é à l'abnégation ("Il est interdit de mourir"), notre petit gars va garder son bastion un peu plus longtemps que prévu puisque, comme on a oublié de lui transmettre l'info comme quoi la guerre est finie, il restera dans son maquis tropical jusqu'en... 1973, organisant sa survie en vrai Robinson, opposant aux nouvelles de reddition un déni pur et simple, réagissant aux injonctions des ses proches par l'échafaudage de théories du complot à faire rougir Francis Lalanne, et regardant mourir peu à peu tous ses fidèles compagnons à peu près aussi dingues que lui. L'histoire d'une folie, peut-être, mais avant tout l'histoire d'un lavage de cerveau : notre homme est strictement programmé pour survivre sur son territoire, aussi dérisoire soit-il, et ne lâchera rien tant que son formateur ne lui en donnera pas l'ordre ; et histoire vraie qui plus est, ce qui paraît encore le plus effarant.
On pourrait s'attendre au portrait d'une obsession déviante, comme chez Herzog ; ou à la plongée dans une folie, comme chez Coppola ; ou à un lent cheminement initiatique comme chez Malick. Harari déjoue toutes ces attentes, et réalise un film qui tient autant de l'épopée que du film d'aventures, alors qu'il ne s'y passe que très peu de choses. Les ennemis d'Onoda ne sont que de braves paysans soucieux de préserver leurs récoltes, les espions mirobolants qu'on lui envoie sont son vieux père et son frangin vieilli, les codes secrets qu'il croit entendre dans sa radio sont des émissions de variété. Le type fantasme sa misérable existence en folle aventure, et entraine avec lui ses compagnons, totalement programmé pour combattre et survivre dans un monde hostile... qui ne l'est plus depuis longtemps. Le personnage est magnifique, qui se désolidarise peu à peu du monde concret, devient un véritable ermite, se déconnecte de la réalité. La dernière heure, surtout, est superbe : désormais seul, on le voit se déciller petit à petit et prendre conscience que toutes ces années de résistance ont été en vain, que son combat était ridicule ; et les rapports avec son vieil instructeur deviennent chargés de culpabilité, de regret, d"incompréhension : Onoda, qui faisait confiance à son supérieur et aux valeurs extrêmes qu'on lui avait inculquées, se retrouve seul, et le paysage de jungle opaque qui lui est opposé est parfait pour exprimer ce désarroi.
Harari réussit son coup merveilleusement. Lentement, il raconte cette extraordinaire histoire sans sensationnalisme, en restant strictement du côté de son héros, nous faisant éprouver avec lui l'horreur de son isolement. La mise en scène est subtilement sobre, ne tombant jamais dans le côté arty qui aurait été facile dans ce contexte. On est très touché par ce petit homme d'abord loser (il est refusé comme kamikaze), et qui trouve un sens à sa vie en surveillant pendant 30 ans ce petit coin perdu. Hébété, digne dans l'absurdité de son comportement, arc-bouté sur le règlement et sur les règles de vie qu'il s'est imposées, Onoda est interprété par le génial Kanji Tsuda, qui confère une réelle détresse à ce personnage aussi dingue que malheureux, aussi fier que désolé de son état. Pas d'hélicoptère qui explose ou de tigre féroce qui attaque, pas de balles qui sifflent ou de malaria dans ce film de guerre sans guerre : juste un homme qui n'arrive pas à se départir de sa mission absurde. Il y a du Buzzatti dans ce petit homme abandonné de tous. La rigueur impeccable du filmage, la précision de la direction d'acteurs, la beauté du sujet, la finesse d'exploration des caractères, l'humour qui s'invite de temps en temps, tout ça nous happe dès le départ et ne ne nous lâche qu'au bout des 2h45 sans qu'on ait une seule fois consulté sa montre, malgré la lenteur du film. (Gols 28/07/21)
Un film très ambitieux de l'ami Harari qui change totalement de registre et parvient à nous plonger trois heures durant dans les pas de cet homme au destin pour le moins hallucinant. Ne voulant point chercher à redire ce qu'en dit avec brio l'ami Gols, il y a un aspect pour ma part qui m'a particulièrement captivé (si si) : cet homme qui voulait devenir pilote "s'est refusé" de devenir kamikaze (on lui propose une mission en "aller simple" qu'il refuse) - ce qui constitue déjà un acte de volonté en ces temps d'aveuglement total pour servir la patrie. Encore plus fort, il comprend, pendant la formation qu'il va suivre pour devenir agent spécial, qu'il n'y a qu'en traçant sa propre voie (cette petite ritournelle qu'il fait sienne), qu'il peut avoir une chance de s'adapter et de survivre en terrain hostile - ce qu'il fera d'ailleurs très bien... Le hic, c'est cette incrédulité totale quant à la fin de cette guerre qui va le plonger à servir sa patrie, finalement, bien au delà des limites : trente ans, dix mille nuits à se cacher pour rien... Un destin inutile, totalement absurde ? Oui, si on considère cet engagement "virtuel" au service du Japon. Non, si on considère que l'homme a su malgré tout creuser son propre sillon. Car notre homme, loin de sombrer dans la dépression ou dans la folie (on n'est ni chez Coppola, ni chez Herzog), va faire preuve d'un certain talent pour resserer les liens avec le reste de la troupe : ses hommes, il va tout faire pour ne pas les perdre et tissera avec l'un d'entre eux en particulier des liens d'amitié "d'une vie". Loin des sentiers battus (c'est le moins qu'on puisse dire, autant pour lui que pour le choix d'Harari d'entreprendre un tel film), il va recréer un univers de survivor pour le moins hallucinant : seul le "maître du jeu" saura en droit de lui dire de stopper le game - mais cela finira pas se faire par des chemins on ne peut plus tortueux... Harari, et c'est tout à sa gloire, ne cherche pas les effets faciles (des rebondissements à répétitions, des scènes d'action improbables... il ne mange pas de ce pain-là) mais parvient tout de même à nous scotcher au destin de cet homme aussi absurde que rempli à ras-bord de vie (constamment sur le qui-vive, notre anti-héros vit chaque seconde au présent, en parfaite adéquation avec mère-nature). Certes son combat peut sembler dérisoire, mais ce combat pour assurer sa survie et surtout protéger les siens est loin de n'avoir aucune valeur. Ambitieux, rigoureux, profond et terriblement humain, un film qui vaut chacune de ses 10 000 secondes. (Shang 18/08/21)