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7 mai 2021

LIVRE : Téléréalité d'Aurélien Bellanger - 2021

9782072902994,0-7124241Les romans d'Aurélien Bellanger sont peut-être un poil techniques et trop sérieux, mais ils ont le mérite de pratiquer une sociologie instructive et d'être de ce fait toujours passionnants. C'est tout à fait le cas de ce Téléréalité qui s'intéresse, pour la première fois il me semble, à l'aspect purement artistique de cette révolution formelle que fut le Loft dans le paysage télévisuel mondial. A travers la naissance de ce type d'émission, Bellanger retraverse l'histoire de la télé moderne, réfléchissant posément sur le tournant qu'elle prit avec l'arrivée de Berlusconi dans les parages et la métamorphose qui fut alors la sienne, de l'artisanat des débuts au grand plongeon dans le capitalisme à tout crin qu'elle est devenue aujourd'hui. Pour ce faire, il nous narre le destin d'un petit provincial passionné de petit écran, et qui fait son Rastignac en montant à Paris et en devenant peu à peu un producteur omniscient et surpuissant. D'abord homme à tout faire pour des émissions de variété un peu ringardes, il va devenir le concepteur de la télé-réalité en France, et développer son pouvoir sur toutes les branches de la télé, toujours très discret, anonyme comme Kane replié dans son Xanadu, mais manipulant dans l'ombre tout ce qui fait la télé-trash telle qu'on la connaît. Le personnage est certainement inspiré de plusieurs hommes réels (on reconnaît Messier, Le Lay, quelques animateurs-producteurs aussi), et le roman mêle très habilement fiction et réalité : on y croise Dechavanne et Delarue, Sevran et Loana, Arthur et Naguy, pour dresser un portrait glaçant mais viable de cette société du spectacle devenue démente, avec ce constat : la télévision moderne est un dévoiement du capitalisme sauvage, ce n'est pas la pub qui coupe les émissions mais l'inverse, et Le Lay avait tout compris avec son temps de cerveau rendu disponible pour vendre du Coca. Triste constat, mais que Bellanger transforme en formidable épopée dans le monde du divertissement et du Grand Capital.

La grande qualité du livre, c'est sa pertinence, son sérieux par rapport au sujet. Le "Loft", sous la plume de Bellanger, devient un lieu sacré, où tout est fait pour rappeler le monastère : le confessionnal, la voix qui donne des ordres, l'isolement monacal, le désœuvrement qui débouche sur "l'éveil", l'icônisation des grandes figures (Loana en madone),... A partir de sa lecture de La société du spectacle de Debord, le personnage développe toute une théorie de l'image télévisuelle qui paraît tout à fait juste pour peu qu'on verse comme moi dans le cynisme pur. L'argent doit fabriquer sa propre culture, et la télé-réalité apparaît comme telle. Il y a du Houellebecq dans la pertinence sociologique de ce que décrit Bellanger, dans ces dialogues désabusés entre producteurs, dans cet enthousiasme envers ce qui est considéré comme de la sous-culture (le divertissement, les paillettes, la pub). Dans l'écriture aussi : on est très loin de l'humour de Houellebecq, et c'est ce qui rend Téléréalité assez étouffant, mais il y a comme chez le maître une acuité dans le style, une froideur distancée et aussi une profonde mélancolie (surtout dans le dernier tiers) qui touche énormément. Il nous manquait un vrai regard intelligent et libéré de toute morale convenue sur cette partie devenue très importante de notre culture ; si vous avez été bouleversé par Loft Story, comme votre serviteur, si vous regardez la télé d'aujourd'hui comme un portrait pertinent de la société de l'argent et du cynisme, si vous avez envie qu'on vous titille les neurones en vous faisant voir ce type d'émissions différemment de la convention, si vous attendez impatiemment ce soir pour vous taper Koh Lanta ou Les Marseillais à Hawaii en ricanant sur les vestiges de la culture, ce roman est pour vous. On a trouvé avec Bellanger, semble-t-il, un vrai romancier de notre monde contemporain, qui ne se bouche pas les yeux en poussant des cris d'orfraie dès qu'on prononce le mot Star Academy, qui regarde la société en vrai intellectuel, et n'oublie pas pour autant de nous fabriquer de la fiction passionnante. Superbe livre. (Gols 27/03/21)


Tout à fait d'accord avec l'avis ci-dessus de Gols. J'oserais même ajouter que Bellanger, avant de développer toutes les ficelles qui prévalèrent à l'arrivée de la téléréalité en France (ce pays si cultivé, et si fermé et si méfiant, et si prévisible finalement dans ses goûts moutonesques - pour peu qu'on sache lui enrober la chose), nous narre une véritable histoire de la télévision, des années 70 à nos jours. S'il cède facilement au name dropping, c'est pour mieux ancrer ces personnages dans cette société du spectacle télévisuel où le plus malin est souvent celui qui saura le mieux profiter de la plus petite opportunité (à l'image de notre personnage principal, petit comptable qui n'a pas besoin d'un cerveau bien développé mais qui possède un "bon sens" surdéveloppé). Tout est bon pour plaire, quitte à passer pour un con quand on est animateur : l'essentiel est d'amasser les sous et de rester le plus longtemps possible à l'écran. Derrière ce petit monde d'animateur polichinelle, Bellanger creuse notre bon vieux tube cathodique pour s'intéresser aux producteurs, à ces responsables de chaînes, à ces hommes (souvent de l'ombre), capables à partir d'une petite idée à la con de passionner la France entière pendant des semaines, des mois, des années. Il démonte avec une certaine rigueur tous les petits mouvements, toutes les stratégies qui ont lieu de part et d'autres de l'échiquier télévisuel. En effet, pas besoin de cynisme ou de ton acerbe outre-mesure, ce petit monde d'êtres manipulateurs et machiavéliques est suffisamment bien exposé pour que le lecteur puisse ricaner jaune en son for intérieur. Bellanger démonte mécaniquement le concept derrière chaque émission et nous offre les coulisses d'un monde totalement tourné vers le profit, créant, offrant des stars iconiques (des animateurs aux souris de laboratoire de la téléréalité) à des spectateurs qui rêvent aussi bas et aussi platement que leur écran de télé. Les intellectuels ronchonnent mais se font au final tout autant prendre au jeu de ce petit écran (le loft salué en son temps par Les Cahiers du Cinéma, la consécration des intellectuels de l'image - semblent moins fans de nos jours des Marseillais à Dubaï, mais bon, ça viendra un jour...). Les dessous des cartes retournées une à une par Bellanger est un roman en effet tout à fait remarquable sur un média, sur toute une époque, qui laisse terriblement songeur. Vu (mon seul contact restant avec le monde de la télé) et lu avec plaisir.  (Shang 07/05/21)

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