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Je ne suis pas a priori fan des "romans historiques", quels qu'ils soient d'ailleurs, mais cette petite plongée en pleine civilisation romaine (sous le règne tyrannique de Domitien) a quelque chose de ravigotant. Cela change de ces romans contemporains qui s'ébattent tout seul, sans recherche, sans référence et qui s'auto-détruisent à la dernière page lue. Kaddour ne mange pas de ce pain là et l'on sent dès le départ que son livre est tout imprégné de romanité (...) comme si le gars revenait tout juste de cette époque. Des citations, du latin dans le texte, mais aucune pédanterie, l'auteur prenant soin de traduire dans la foulée la plupart des citations et de nous laisser naviguer dans cette atmosphère romaine comme un poisson rouge dans un aquarium, comme une liqueur dans un baba au rhum, sans avoir jamais besoin de petites notes de bas de page un peu condescendantes. Dès le départ, on est pris à la gorge par cette ambiance malsaine où toute personne, aux yeux de Domitien et de ses fidèles serviteurs opportunistes, peut être considéré comme un comploteur en puissance. C'est le cas du gars Tacite qui, après avoir collaboré avec Pline le jeune et Sénécio lors d'un procès contre un proche de Domitien, se retrouve dans le viseur. Sa femme, Lucrétia, proche amie depuis l'enfance de Domitien, tente d'intercéder en sa faveur... Domitien, lui, laisse planer le doute sur le sort de tout un chacun... Mais surtout? personne n'est à l'abri de subir l'attaque de gardes armés obéissants aux ordres de zélateurs proches du pouvoir. Tout le livre est imprégné de ce climat de suspicion, chacun gardant en tête le sort réservé par le passé à une personne ayant été suspecté d'être un traître - tortures, spoliation de biens, opprobre, longue agonie... Même si parfois, il faut rester fidèle à ses convictions...

Si, reconnaissons-le d'entrée de jeu, le livre n'est pas une suite d'actions et de rebondissements palpitants, il nous donne le temps de pénétrer de plain-pied avec cette pensée romaine, avec les us et coutumes de ce temps, il nous donne l'occasion de comprendre l'organisation complexe de cette société et les calculs de haut vol de chacun. Dès le départ, on est ébahi par cette traversée de Rome entreprise par une Lucrétia qui souhaite se rendre au palais de Domitien pour défendre son homme ; c'est une véritable visite de Rome qui nous est proposé avec la description au cours de cette traversée du rôle précis et détaillé des dizaines de serviteurs d'un puissant ou des dangers multiples que l'on peut rencontrer dans tel ou tel quartier. On est en immersion totale dans ces ruelles peu éclairées et on tremble devant les divers menaces qui pèsent de tout côté sur Lucrétia. Son périple une fois effectué, c'est le regard de Domitien et de sa cour qu'elle doit subir, et les dangers (chaque mot prononcé doit être clairement pesé) sont autant prégnants... Certes, par la suite, Kaddour aura tendance à multiplier les personnages pour nous exposer toutes les tempêtes qui se jouent dans les crânes d'untel (qui a soif de pouvoir), d'untel (qui aimerait le retour de la République et renverser ce tyran) ou d'untel (qui tente de tracer son chemin sans trop vouloir se faire remarquer). On perd en événement ce que l'on gagne en raisonnement et Kaddour se montre à la hauteur pour nous faire toucher du doigt la psyché de ces personnages, pris entre les images grandioses d'un passé, l'envie d'être héroïque, et les dangers du présent, l'envie de survivre. On suit les cheminements tortueux de la pensée de ces êtres et c'est finalement aussi passionnant qu'un étripage dans les règles ou qu'une révolution sanguinaire... Kaddour sait choisir les mots pour rendre vie à ses orateurs du passé et ce roman d'un autre temps est une vraie bouffée d'air pur dans ce monde littéraire contemporain qui s'auto-cite sans fin et sans fond. Libérateur, finalement, (au moins spirituellement) que cette immersion totale en pleine tyrannie.