Shadows (1958) de John Cassavetes
On se fait plaisir avec cette première œuvre très jazzy et "improvisée" (sic) tournée en plusieurs temps par un jeune Cassavetes à la pointe de l'expérimentation cinématographique. On ne reviendra pas sur la genèse de la chose, simplement sur ce rendu final, plein de fraîcheur, de coups de théâtre, d'engueulades et de sourires complices. Cassavetes nous présente façon puzzle la famille Herd : l'aîné, Hugh, chanteur, inséparable de son imprésario qui tente bon an mal de l'imposer dans des clubs de secondes zones ; on ne verra guère notre chanteur à l'ouvrage mais on fera plus ample connaissance avec son caractère bouillonnant : l'Hugh a la voix douce mais faut pas le chercher. Le second frère, Bennie, plus branleur mais qui ne néglige pas au besoin la castagne, erre dans les rues, dans les boîtes, généralement accompagné de ses deux potes ; ça veut traquer la gorette à tout va, ça veut se donner des grands airs de séducteur, mais ça tombe parfois sur un os. Enfin, au centre de l'histoire, il y a la lumineuse Lelia, vingt ans, toute curieuse, ouverte sur le monde, errante elle aussi, sentimentalement, qui va aller des bras d'un blanc un tantinet raciste à ceux d'un black un poil machiste. Ils tentent, se cassent les dents, recommencent, essaient d'y croire, tombent en solo, se relèvent à trois : pas facile pour cette nouvelle génération de trouver sa place dans cette Amérique des fifties.
Il y a les acteurs, leurs mots, leurs désirs, leurs recherches permanentes (d'un concert, d'une donzelle facile, d'un type solide), leurs petites philosophies ; il y a ce trio, toujours prêt, dans les moments difficiles, à se serrer les coudes – et ce malgré les diverses tensions et les caractères volcaniques de chacun ; et puis il y a surtout ce style, déjà cassavetesien, de filmer des scènes dans la longueurs, de laisser les acteurs interagir et de voir ce qui se passe. Difficile sans doute maintenant de percevoir toute la modernité du concept, tout le côté avant-gardiste du jeu des acteurs, mais l’évidence demeure : une énergie folle se dégage encore de la chose malgré ce montage un peu de bric et de broc (on passe d'un frère (ou d’une sœur) à l'autre sans transition) ; on se demande un peu, au départ, quel est le personnage central, quel est le fil rouge… en fait, tout simplement, il n'est autre que ce trio : avec ces trois personnages qui s'éparpillent, qui tentent, individuellement, leurs petites expériences et qui se retrouvent dans cet appart… avant de redécoller, rassérénés. Il est question de swing, de vivre dans l'instant présent, pour le pire (Hugh coupé sur scène dans son chant, Bennie se prenant une rouste, Lelia lisant l'effroi dans le regard de son boyfriend quand il se rend compte, le con, qu'elle est métisse (elle a la peau plus claire que son frère)) et pour le meilleur (Hugh repartant toujours de l'avant pour trouver une scène, Bennie qui trouve toujours un soutien dans sa tribu (familiale ou amicale), Lelia retrouvant un peu d'émotion sentimentale dans d'autres bras). Rien n'est écrit d'avance dans tous les sens du terme, chacun tente de trouver sa route, improvise et c'est indubitablement ce qui donne tout le sel à cette œuvre qui déborde, par tous les pores, d'énergie, de naturel. On aime en particulier ces diverses séquences pleines de punch et de surprises : cette envolée soudaine lorsque Lelia plante un ami pour s'échapper avec un autre en courant dans Central Park, cette attente que fait subir Lelia à son nouveau rencart en ricanant dans son dos avec ses deux brothers ou encore cette drague lourdingue de Bennie qui finit en torgnole (on vise les sommets - une nouvelle gorette bien souriante - avant de se faire copieusement rétamer). Une première œuvre qui n'a pas perdu de son allant, de sa foi dans le cinéma, de sa vie. 1958, attention, Cassavetes sort de l'ombre et le cinéma ne sera plus jamais pareil. Allez hop, je lance l'odyssée Cassavetes avec quelques surprises en sus.