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31 mars 2020

Au bout du Monde (Tabi no owari sekai no hajimari) de Kiyoshi Kurosawa - 2019

Au-bout-du-monde

KK est souvent où on ne l'attend pas, mais cultive toujours paradoxalement la même veine, creuse le même sillon d'un cinéma préoccupé par l'altérité, l'appartenance au monde, la confrontation avec l'autre, ce genre de choses. C'est le cas avec ce beau Au bout du Monde, étonnant de la part de ce cinéaste de l'invisible et de l'inquiétude, puisqu'il nous sert ici un film à la facture presque classique, et en même temps immédiatement reconnaissable comme étant de lui, par ce qu'il s'intéresse encore une fois à l'Autre. Le gars renoue ici avec sa veine Tokyo Sonata, très attachante également, tout en restant dans les thématiques de ses derniers films de SF. Celui-ci n'est pourtant pas du tout dans le genre : une reporter d'émisions populaire japonaise est envoyée avec toute son équipe faire un reportage en Ouzbekistan. Au programme : catalogue des plats et coutumes locales, exploration du folklore, scènes légères autour des lieux nationaux. Mais dès le départ, elle ne se sent pas du tout dans le bain, effrayée par les gens, dépassée par la barrière de la langue, révulsée par leurs coutumes qu'elle juge barbare, et d'autre part frappée par le mal du pays et par l'éloignement avec son mec, elle est mal à l'aise dans ce pays qui la considère comme une mineure ou comme une femme, ce qui est pire. Sa culture japonaise, bien rangée, très sage, un peu naïve, se frotte avec violence à la rudesse ouzbeke : quand elle veut sauver une chèvre et la relâcher dans la nature, des gusses surgissent aussitôt pour s'en emparer ; quand elle veut aller à la pêche, un gars la regarde comme une pestiférée parce qu'elle est une femme ; quand elle décide d'aller en excursion au bazar locale, on la regarde comme une pécheresse avec ses mini-jupes et ses manières de minette. Tout le film va consister pour elle à se faire accepter par le pays, à le comprendre, et finalement à l'aimer, et à découvrir que, pour peu qu'on s'ouvre aux autres et qu'on parle, tous les dangers apparaissent comme des fantasmes faciles. Apprendre à être de ce monde, finalement, voilà ce à quoi se confronte la petite Iwao, et à l'être seule : sa passion pour la chanson, ses rapports avec son fiancé, sa protection derrière le mur rassurant de ses collaborateurs, tout ça est remis en question.

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Kurosawa filme tout ça avec une sensibilité totale. La mise en scène fait à peu près toute la qualité du film : les dangers imaginés par Iwao dans ce pays étrange sont simplement induits par la façon de filmer, qui épouse complètement son regard d'étrangère, puis accompagne sa métamorphose. Deux exemples : la géniale séquence où elle est filmée à bord d'une attraction dans un misérable parc, montrée avec la distance exacte, à la fois dedans et dehors, est d'une violence extrême, tout en étant risible par son absurdité ; et la longue scène où elle se perd dans le marché puis dans la ville est filmée comme en immersion, la joie enfantine d'Iwao finissant par buter contre les interdits locaux. Kurosawa filme l'Ouzbekistan en étranger, bien conscient de son altérité dans ce pays, un peu comme il l'avait fait en France avec Le Secret de la Chambre noire, sans éviter les poncifs de la jeunesse de son pays à lui. En même temps qu'un passage vers la reconnaissance de l'altérité, Iwao expérimente un passage à l'âge adulte, à la maturité, apprend à être grande en quelque sorte, et ce changement est filmé avec beaucoup d'acuité par le gars, qui livre presque un autoportrait aussi dans ce film. La comédienne interprète à la perfection ce petit être perdu et terrorisé balancé dans le grand monde : elle est parfois agaçante de candeur, opaque dans ses comportements à la limite de l'autisme, et tout à coup magnifique dans l'émotion : son interprétation (à deux reprises, mais pour moi la première est en trop) de "L'Hymne à l'amour" est un sommet du film, en ce qu'il dévoile du personnage et des intentions de KK. Le film déploie ainsi un montage savant, peut-être un peu trop lentement (certaines séquences sont trop longues), mais avec une sensibilité de tous les instants, donnant à voir un beau personnage profond et attachant, et se permettant ça et là quelques audaces formelles subtiles. Touchant.

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