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11 février 2020

LIVRE : Lake Success de Gary Shteyngart - 2018

9782823613759,0-6294981Il manquait encore à notre siècle un roman sur l'ère trumpienne. C'est chose faite, avec Lake Success, parfait texte douloureux et assez drôle sur le capitalisme, et les excès qu'il favorise, à l'heure où un clown perruqué mène le monde selon son caprice. Modèle de ces années-là, où les biffetons tiennent lieu de morale et où si tu n'as pas ta rollex à 50 ans on t'attrape par la chatte : Barry, homme d'affaire sans aucune espèce de remise en question, qui accumule les montres, vide des bouteilles de whisky japonais qui coûtent le PIB du Rwanda et jongle avec les portefeuilles d'affaires comme d'autres avec des quilles. Il est ce que les années-Trump ont réussi à produire : des êtres qui ne vivent que pour et par l'argent ("La seule chose qui justifie qu'un whisky à 100000 dollars existe est qu'il y a des gens comme moi pour l'acheter", de mémoire), complètement déconnectés du monde qui les entoure, qui ne réagissent qu'aux stimuli financiers. Mais quand commence le livre, Barry est en pleine crise, conjugale (il n'aime plus sa femme, et c'est réciproque), paternelle (son fils autiste ne communique pas), professionnelle (il est poursuivi pour conflit d'intérêt) et identitaire (des bribes de sa vie passée, des premières amours et autres ambitions avortées lui reviennent à la gueule). Il décide donc, presque sur un coup de tête, de monter dans un bus Greyhound pour aller retrouver son premier flirt à l'autre bout du pays. Ce voyage, décidé sur un coup de whisky en trop, se transforme peu à peu en odyssée en Amérique profonde, en road-movie littéraire et sarcastique à la rencontre des autres, et en bilan d'une vie finalement ratée qu'il importe de reconquérir.

Shteyngart n'a pas son pareil pour observer ses contemporains, et pour noter minutieusement les petites caractéristiques de ses classes sociales. Aussi à l'aise pour décrire les nantis, leur morgue, leur aspect pathétique mais aussi leur innocence finalement, que les sans-dent, leurs contradictions, leurs grandeurs et leurs mesquines envies, il se promène comme un Stendhal moderne dans son pays, renvoyant dos à dos le peuple confit d'orgueuil des pro-Trump et celui de ses adversaires fourvoyés dans leur gauchisme anachronique. Le livre est brillant dans son analyse sociologique, très crédible dans tous ses détails. Et on aime autant les notations psychologiques sur les rapports avec ce fils autiste, sur l'incapacité à devenir père, sur cette impression de ne plus faire partie de la vie, que ces centaines d'anecdotes et de dialogues dessinant une manière d'être un personnage, un rang social. Barry tente de fonder une start-up avec un dealer de crack, rêve de faire du fric avec le moindre personnage qu'il croise, met du temps en un mot à se défaire de ses convictions capitalistes ; mais de temps en temps, son passé d'étudiant en lettres ressurgit, et ce voyage à la Kerouac, ce dandysme à la Fitzgerald, cette aventure à la Hemingway, finissent par le transformer. Et Shteyngart ne se gène pas pour devenir subtilement sentimental, quand il décrit par exemple la chambre d'un enfant passionné par les cartes ou une petite conversation entre deux amoureux qui ne le sont plus tant que ça. Mais ce qui prévaut surtout est la férocité ironique de l'ensemble, cette manière unique d'enfermer le personnage dans ses automatismes droitistes les plus dégueulasses avec une bonne foi totale, cette façon de mettre le doigt exactement là où ça devrait faire mal à ses lecteurs ricains, et par la bande aux autres. Electeurs d'Hillary ou de Donald, nous sommes tous responsables de cette société pourrie, et peut-être, finalement, en la laissant se débrouiller toute seule, on peut la trouver moins pourrie après tout. Les phrases de Shteyngart sont parfois assez mal balancées (mais on peut supposer que la traduction y est pour quelque chose), trop longues, on a parfois l'impression que le bougre veut écrire douze idées dans un seul souffle, et le style est parfois difficile, bancal, maladroit. Mais il est si fin observateur qu'on peut oublier éventuellement le rythme très bizarre (des phrases trop lourdes, une façon de vouloir tout empiler, et pourtant quelques longueurs) et se laisser aller à la brillance du scénario, et trouver ce roman parfaitement prenant.

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